Article d'Ella Maillart, Journal de Genève, 16 décembre 1930 :
Les journées de voyage d’une Genevoise dans les hautes montagnes du Caucase
A mesure que je me rapproche de l’Elbrouz et du massif central du Caucase, je suis de plus en plus obsédée par cette question : est-ce que l’on fait du ski par ici en hiver ?
Depuis deux jours nous roulons en carriole ; nous avons quitté le dernier embranchement du chemin de fer à Naltchik, après quelque cinquante heures de train depuis Moscou. Nous avons roulé dans la poussière de la steppe, gagnant la rivière Baksan que nous remontons insensiblement. Aux lentes collines peu accentuées, rases et jaunâtres, ont succédé les pentes immenses qui forment les contreforts de la chaîne caucasienne. Nous venons du nord et nous voulons passer un col de 3500 mètres d’altitude pour gagner la Svanétie, pays étrange entre tous, enfermé de tous côtés par des glaciers ; puis nous descendrons au sud dans la riche Géorgie.
Mon idée me poursuit : Comment donc peuvent être ces pentes l’hiver ? Naltchik est à environ 400 mètres d’altitude et la route que nous suivons finit à 1800 mètres, au hameau de Téguénekli : il doit sûrement y avoir assez de neige par ici en janvier ; demandons à notre charretier. C’est un Balkare et comme tel il ne sait que peu de russe, ce dont il s’excuse (ne s’est-il pas rendu compte que j’en sais moins que lui ?). Oui, le ski il sait ce que c’est parce que quelqu’un, à Naltchik, a rapporté une paire de ces instruments en revenant du service militaire, afin de les montrer à ses compatriotes. L’hiver dernier il y avait aussi trois Russes qui sont arrivés avec des raquettes et des skis dans l’intention de voir si les cols et glaciers ne sont pas plus faciles à traverser en cette saison, lorsqu’ils sont bien nivelés par la neige. Mais il a fait trop chaud, il a plu sur les hauteurs et l’expérience n’a pas eu lieu.
A l’approche des glaciers
Somme toute je suis contente que l’autobus ne fonctionne pas encore et que cette lente approche des glaciers me laisse le loisir voulu pour apprécier ce qui diffère de chez nous. Il n’y a guère que deux villages dans cette longue vallée de 100 kilomètres, et c’est curieux de voir les pentes se succéder, de distinguer à perte de vue de petites meules de foin, sans pouvoir repérer aucune maison, aucun mazot dans les hauteurs.
Nous croisons plusieurs cavaliers fringants, cartouchières sur la poitrine, « kabardinka » d’astrakan sur la tête ; ils vont tous vers la plaine, c’est vendredi aujourd’hui, leur dimanche - ils sont musulmans. Demain ce seront le Juifs qui se reposeront et après-demain à leur tour les Russes orthodoxes auront leur jour de repos ; ceci, tandis qu’à Moscou le dimanche est aboli et que roule la semaine de cinq jours !
Détail curieux : comme je me poudre le nez, craignant pour lui la brûlure du soleil oriental (ce n’est pas cela qui est curieux, attendez), le charretier balkare, assis sur son sac d’avoine, examine ma poudrière avec émerveillement, la retourne, et avec aisance déchiffre : « d’Orsay, Paris ». Je reste bouche bée au risque de me mordre la langue dans les cahots de la route ; comment, ce grand gaillard, à l’ombre de son chapeau de laine blanche à larges bords, sait lire ? et qui plus est, les caractères latins ? Oui, voilà, il va à l’école, il apprend à lire ; sa langue c’est le balkare, langue qui jusqu’ici n’avait pas d’écriture : on vient de lui en donner une et pour la consigner on a choisi l’alphabet latin. L’explication est très simple.
Cinq minutes plus tard c’est au tour du Balkare d’être étonné, car je viens de sortir mon couteau à huit lames ; il n’a jamais rien vu de pareil et veut à tout prix que je lui le donne, utilisant à cette fin les mêmes arguments convaincants qu’il y a quelques années les montagnards crétois en pareille extase devant le même couteau !
Sous la tente
Passons le long d’un cimetière musulman aux stèles couvertes de caractères arabique ; sur l’une d’elles, en rouge, est gravée une étoile, signe que le mort était communiste ; un minaret minuscule semble oublié au milieu d’un champ de pierres. Le soir, nous dormons sous la tente, près du torrent glacé ; nos charretiers se roulent près du feu dans leur « bourkas », énorme pèlerine raide, en laine de chèvre noire, qui donne une carrure de géant à chaque Caucasien que l’on rencontre. Le jour aussi, malgré la chaleur, les montagnards restent épaissement vêtus, selon la coutume orientale, tandis que nous, selon la coutume occidentale, en costume de bain, brûlés par le soleil, faisons de la course à pied, nous entraînant pour les 160 kilomètres que nous aurons à parcourir en montagne.
Téguénekli, fin d’étape ; vallée alpestre, encaissée, que l’on pourrait croire valaisanne si l’on oubliait un instant l’immensité des contreforts qui dressent d’un seul jet leur pentes de rochers ou de pâturages. En Balkarie, donc sur le versant nord de la chaîne, il est évident que derrière ces contreforts viennent se loger une grande partie des 1000 mètres d’altitude que le Caucase a des plus que les Alpes. Assurément il n’est plus possible de se croire en Suisse dès que l’on voit une maison ou un indigène, l’une surmontée de sa grosse cheminée blanche en forme de jarre, l’autre coiffé de son bonnet national.
Avec le guide Grégorief – yeux bleus, moustache blonde, bonnet d’astrakan – je parle de l’Elbrouz, le géant tout proche, aux 5642 mètres, conquis pour la première fois par Freshfield et son guide suisse Devoissoud en 1868. Ascension facile – les deux sommets sont des cône volcaniques – si ce n’est sa longueur et l’altitude à supporter. Pourtant cet été il y eut un accident mortel : deux Autrichiens, excellents alpinistes, Fuchs et Kolb, faisaient l’ascension. Ils de trouvaient sur une pente de neige peu inclinée, qu’ils traversaient de biais. Fuchs accroche son crampon dans sa guêtre, tombe, glisse et le malheur veut que sa tête aille porter sur le rocher. Kolb part chercher du secours : il descend vers le nord, croyant ainsi aller au plus vite, mais, fait caractéristique du pays immense, ce n’est qu’après trois jours de marche qu’épuisé il atteint la première habitation.
Pour l’alpinisme hivernal
Nous parlons maintenant des Alpes suisses que Grégorief connaît bien ; il souligne les contrastes les plus frappants : Là-bas on s’efforce de découvrir de nouvelles arêtes aux montagnes afin de trouver de nouvelles ascensions ; les cabanes regorgent de monde, le sommeil est rare. Ici l’inconnu, les montagnes vierges, les sommets nombreux dépassant 5000 mètres ; la solitude de la tente et du sac de couchage remplace les cabanes ! Que de contrastes !
Il est vrai que l’alpinisme se développe ; l’année dernière seulement il y eut autant d’ascensions de l’Elbrouz que pendant les soixante années précédentes, soit depuis sa conquête ; en ce moment, il y a deux refuges en construction qui en faciliteront l’ascension. Et quelles activités le ski ne va-t-il pas provoquer parmi ces montagnards agiles, chasseurs de chamois et de tour, le bouquetin aux cornes immenses ?
C’est que, pour la première fois cet hiver, le ski fera son apparition. Une expédition passera le col de Betcho, parcourra les hautes vallées et, comme chez nous, donnera des skis aux enfants des villages, en leur apprenant en même temps à s’en servir. Quelle nouveauté pour les Svanes, des étrangers arrivant chez eux en hiver, par-dessus la haute chaîne !
Qui sait, peut-être qu’avec leurs qualités incomparables les Svanes vont devenir des skieurs hors pair ? Innovateur d’une technique caucasienne rivale de celle de l’Arlberg ? Quoi qu’il en soit, un nouveau pays s’ouvre à la conquête du ski : Avis aux amateurs d’alpinisme hivernal, il y a dans les mille kilomètres de la chaîne caucasienne plus d’une « haute route » à découvrir !
© Ella Maillart, 1930