top of page

La Suisse, 28 avril 1937

Une femme du monde
de Paul Morand 

Celle que je veux dire, c’est une femme bottée de mouton, gantée de moufles, le teint cuit par l’altitude ou le vent du désert, qui explore des régions inaccessibles avec des Chinois, des Thibétains, des Russes ou des Anglais dont elle reprise les chaussettes, panse les plaies et avec qui elle dort en pleine innocence sous les étoiles, qui écrit enfin  « Je sens que Paris n’est rien, ni la France, ni l’Europe, ni les Blancs. Une seule chose compte, c’est l’engrenage magnifique qui s’appelle le monde. »  Et, cette femme-là, c’est Ella Maillart.

 

Je reçois parfois une carte postale qui a dû voler de cime en cime, ou une enveloppe avec la photographie jaunie d’une grande fille sur un zèbre ou un yak, ou en train de goûter une sauce avec un prêtre lamaïste ou faisant de la motoculture avec un fermier soviétique. « Tiens, me dis-je, c’est Ella. Voilà six mois que je n’avais eu de ses nouvelles. » Bien de jours après je vois débarquer un être informe, aux lèvres gercées, sans couleur, au regard vague, ayant presque désappris de parler, cherchant ses mots comme dans le dictionnaire. Elle demande un bain, une lettre d’introduction pour un éditeur, elle rit de ses belles dents, ses yeux bleus pleins de droiture et de douceur s’allument : c’est Ella Maillart qui émerge à la surface de la civilisation. Une semaine plus tard, la voici récurée, décapée, habillée, décolletée même.

-  Quoi, ondulée ?

-  C’est pour ma mère...

 

Genevoise de père et de mère danoise, Ella Maillart est une vraie nordique. Elle étouffe sous les tropiques et dans les villes capitales. Elle est blonde, rouge de peau, la voix naïve et tendre. Son visage est solidement construit, tel les palais de bonne époque, avec un nez droit, poutre maîtresse, un menton conquérant (le menton des jeunes Anglais de bonne race qui se sont fait tuer en 1914), des pommettes bien sculptées ; ses mains sont viriles et ses grands pieds sont des pieds de coureuse d’univers, des pieds infatigables qui usent les routes et qui ont vu défiler autant de paires de chaussures et ont crevé autant de semelles ferrées que les corps des autres femmes ont endossé des robes éphémères.

 

Ella Maillart est à Paris. Au fait, pourquoi ? C’est qu’elle vient à la ville pour y vendre ses livres comme une paysanne apporte ses oeufs au marché ; ce livre, c’est ce qui lui a donné le plus de peine ; les bourrasques de neige, les montagnes infranchissables, les pistes où l’on s’égare, les torrents où l’on noie ses bagages, les discussions avec les douaniers soviétiques ou les généraux chinois sont de moindres maux que les pièges de la grammaire, la fuite du mot juste, les traîtrises du vocabulaire et la négligence des typographes.

 

Ella Maillart n’est pas une femme de lettres : elle ne voyage pas pour écrire, elle écrit pour pouvoir voyager. Aussi elle cache son jeu et elle nous cache son âme. Il vous faudra la deviner dans ces pages dont elle voudrait rester absente. C’est à peine si vous la saisirez dans l’instant où l’enthousiasme lui arrache un cri ; c’est à peine si elle laissera sa main dans la vôtre par une journée de pluie ; c’est à peine si, dans une minute de défaillance, elle consentira, une nuit de grand vent, à poser sa tête sur votre épaule parce que le feu s’est éteint et qu’elle n’a pas le courage de le rallumer.

 

Son livre précédent relatait sa longue marche d’ouest en est, « des monts célestes aux sables rouges », de l’U.R.S.S. aux confins de la Chine. Cette fois-ci, Ella Maillart a marché d’est en ouest. Partie de Pékin, elle a traversé le Chan-si, le Kan-sou, le Koukou-nor, elle a touché Yarkand et Kachgar puis, se laissant tomber droit vers le sud, elle a traversé l’Himalaya, tout simplement, pour arriver aux Indes par le Cachemire.

 

Elle avait un compagnon de route, un jeune Anglais de la génération de Noël Coward et des frères Waugh, un des « moins de trente ans » de la littérature anglaise, un journaliste de grand talent, un chasseur d’images et d’antilopes, le correspondant du Times, Peter Fleming. Ces deux voyageurs, associés pour partager les risques et les frais de l’entreprise, en arrivant à la frontière indienne, reprirent leur liberté, leur vie individuelle, s’embarquèrent, lui dans l’avion impérial, elle dans l’avion latin, et écrivirent sur leur expédition en deux livres distincts, lui News from Tartary et elle, Oasis interdites. 

 

Il reste maintenant à écrire ce roman de deux êtres jeunes qui se côtoient et ne se fondent pas, cet Elle et Lui 1937, ces deux corps européens qui gisent inanimés, écrasés par la fatigue sous la même yourte mongole ; devant qui le Génie de l’Espèce plie bagage, humilié, repart en grinçant des dents et remballe ses artifices inefficaces tandis que Paul ronfle, indifférent à Virginie et que Virginie n’a d’yeux que pour les yeux du bouillon en cubes ; et sous les constellations qui attendent en vain, le Serpent du Paradis terrestre s’arrache de désespoir les écailles et renonce à tenter cette Ève avaleuse de kilomètres, cette Bovary sans fiacre.

 

Trop souvent je laisse s’empiler sur ma table, sans les lire, les derniers vient-de-paraître, ses romans débordant d’aveux éhontés, dont la bande cependant nous affirme que « l’auteur avec une pudeur exquise se laisse ici surprendre. »… C’est à la vraie pudeur, celle des relations de voyages, que va ma dilection. Ces livres-là n’attendent jamais sur ma table, je déplie-leur cartes, j’envie leurs tracés, leurs photographies me font rêver; je souffle avec Ella Maillart en passant des cols de 5.000 mètres et je me chauffe avec elle chaque soir aux feux de crottin sec. Je m’émeus aux coups de théâtre machinés non pas par l’imagination d’un écrivain, mais par les bonnes et les mauvaises fées des grand’routes quand elles dictent aux fonctionnaires des provinces mongoles des décisions d’un arbitraire aussi exquis que celles de la Destinée.

 

Amie des pentes neigeuses et des platitudes de pierrailles, dormeuse de troisième classe, éleveuse de poux, buveuse d’eau saumâtre et de poésie claire, girouette sur le toit du monde, femme libre, j’admire Ella Maillart installée en dehors des sentiments et de la vie quotidienne, en dehors de « l’ordre des choses. » 

 

        Droits réservés © Paul Morand

bottom of page