Le Journal de Genève, 7 janvier 1931 :
La propagande bolcheviste à Genève
Ceux qui avaient entendu dire par Mlle Maillart qu’au cours de son voyage en Russie elle avait reçu une carte alimentaire syndicale s’étaient douté que cette jeune personne avait su gagner d’une manière ou d’une autre les bonnes grâces des autorités bolchevistes. La carte en question n’est attribuée, en effet, qu’aux privilégiés du régime. Cette impression est confirmée aujourd’hui de source autorisée. Le Drapeau rouge, organe de la section suisse du Komintern, félicite Mlle Ella Maillart pour son « témoignage » à la Salle Centrale, témoignage qui, d’après l’organe bolcheviste, « confirme ce que dit le livre de Barbusse ou encore la revue Voks ». On sait qu’il s’agit là de pures propagandes bolchevistes.
Il y a lieu de signaler à la population genevoise la propagande bolcheviste d’une autre personne. Il s’agit cette fois d’une étrangère, Mme Camille Drevet, Française, collaboratrice permanente, sauf erreur, de la Ligue des femmes pour la paix et la liberté. Mme Drevet a commencé il y a quelques temps déjà une ardente campagne prosoviétique dans l’organe de MM. Dicker et Nicole. On signale du reste de source bien informée que la section d’agitation et de propagande du Komintern a décidé de renforcer son action à Genève, à la suite des desiderata exprimés par les membres de la délégation soviétique à la commission du désarmement. Il n’est pas étonnant que la Ligue des femmes pour la paix et la liberté ait été choisie comme un des points d’appui de cette action, étant donné les liens qui l’unissent à certains organes auxiliaires du Komintern, notamment par l’entremise de Mme Duchêne, vice-présidente.
Le Drapeau rouge annonce également le retour de Moscou du camarade Stämpfli, des Jeunesses communistes. Cette recrue de Moscou se prépare lui aussi à « édifier » les ouvriers de Genève sur le paradis soviétique.
La réponse d’Ella Maillart, publié par le Journal de Genève :
Mürren, le 18 janvier:
M. le Rédacteur,
Absente de Genève, on me signale votre article Propagande bolcheviste à Genève, du 7 janvier dernier, où je suis prise à partie. Je compte sur votre courtoisie pour insérer la rectification suivante :
Chaque étranger, arrivant à Moscou et désirant y séjourner quelque temps, est obligé de s’annoncer aux autorités comme dans n’importe quel autre pays. Aussitôt que cet étranger ne vit plus dans un hôtel, mais loue une chambre et fait donc sa cuisine, il obtient desdites autorités, qui lui ont délivré son permis de séjour, une carte de ration sans que l’on vous demande quelles sont vos idées politiques.
Il est donc inexact de faire dépendre la distribution de cette carte « des bonnes grâces bolchevistes obtenues d’une manière ou d’une autre », pour employer les termes de votre article. Ce n’est d’ailleurs pas une carte syndicale, comme l’écrit votre correspondant, mais bien une carte « pour étrangers », de couleur spéciale, dont il se trouve que les rations sont semblables à celles d’un habitant ordinaire.
Quant aux autres phrases me concernant dans cet article, je me vois obligée de répéter que je n’ai jamais cherché à « édifier les ouvriers de Genève sur le paradis soviétique », ni voulu faire de propagande d’aucune sorte. J’ai été uniquement poussée à raconter ce que j’avais vu, pendant six mois en Russie, de mon point de vue de sportive en voyant la vive curiosité de mes compatriotes, qui, par leur culture internationale spéciale à Genève, avaient l’air de désirer connaître l’aspect actuel de la vie russe, sans aucune arrière-pensée politique.
A ceux qui douteraient encore de mes dires, je demanderais de se faire connaître et s’ils le désirent, j’irai jusqu’à leur montrer mes comptes de voyages, carnet de Caisse d’épargne, factures de photographies, etc., afin de les convaincre que j’ai fait ce voyage complètement à mes frais, pour satisfaire ma curiosité et le répète, sans aucune idée politique. En ce qui me concerne, je suis loin de partager les idées bolcheviques.
Veuillez agréer, etc…
Ella Maillart
EM écrira plus tard dans Croisières et caravanes, récit autobiographique : (Extrait, Chapitre 6: Que faire ?)
Quand je fis des conférences où je racontais ce que j’avais vu, je découvris que mes auditeurs savaient beaucoup mieux que moi comment on vivait « là-bas » : ils connaissaient en détail les horreurs des camps de déportation, la barbarie de la police secrète, le régime de travail obligatoire, etc. Je leur répétais que je ne pouvais parler que de ce dont j’avais été témoin et que mes conférences ne consistaient pas en un résumé de tout ce qui a été écrit sur les Soviets : mais en vain !
Je fus attaquée dans la presse et accusée de faire de la propagande pour les bolcheviks : on prétendait que j’avais fait mon voyage en Russie à leur frais. Non seulement c’était une insulte à mon désintéressement, mais, après avoir vécu pendant six mois de porridge et de pain noir en comptant chaque kopeck, l’amertume était grande de découvrir que les gens ne voulaient pas croire à l’indépendance de mes opinions. Mon père, affaibli, était attristé de voir que, même après la publication de ma réponse dans les journaux, quelques-uns de ses amis continuaient à lui battre froid. Ces incidents me furent sensibles à cause de lui surtout, et j’en tirai une leçon : ne jamais écrire ni parler sur des sujets touchant aux questions politiques, qui, après tout, ne m’intéressent pas.
Je m’orientais au contraire dans une autre direction : je souhaitais pouvoir, dans quelque coin reculé de la terre, partager la vie d’êtres primitifs, encore purs de tout contact avec notre matérialisme insensé. (…) Aller vivre parmi les nomades, dans les steppes, et devenir un enfant de la nature, quelle joie ! ...