top of page

 

Article paru dans Le Nouveau Quotidien, Lausanne, 1 avril 1997 :

 

 

Adieu aux yeux bleus d’Ella

Bertil Galland

Marchant jusqu’au bout du monde, c’est elle-même qu’elle avait fini par découvrir. Les cendres d’Ella Maillart, qui vient de mourir à 94 ans, seront dispersées dans les mousses de Chandolin.

Nous n'affronterons plus les yeux d’Ella Maillart, de ciel pur et d'acier. Jusqu'à son dernier souffle, la semaine dernière, à Chandolin, ils se sont nourris d'une lumière d'altitude. Ils ont scruté l'entier du siècle, de 1903 à 1997. Ils se fixèrent sur la neige, la mer et les plus vastes horizons de la planète, réputés vides, au centre de l’Asie, des Sables rouges au cours supérieur du fleuve Jaune, des Monts célestes de Kirghizie, dominant le désert de Takla Makan, au lac Koukou Nor à la porte de l'autre désert où, en 1935, on la crut perdue. Goûtant à l'absolu, elle marchait incognito à travers le Tsaïdam, au nord du Tibet. «Sans toit, sans bois, sans pain, avoua-t-elle, je découvris que loin de mon pays et de mes amis, j’étais richement satisfaite.»

 

Mais le Bouddha, qu'elle écoutait sans être son adepte, préférant finalement la sagesse indienne d’un maître de notre temps, Ramana Maharishi, luienseigna qu'aucune pérégrination ne mène au bout du monde. C'est en elle-même qu'Ella s'efforça de retrouver, disait-elle, « l'unité que nous avons perdue ».

 

La vie de cette jeune sportive de Genève, fille d’un marchand de fourrures et d'une Danoise dont elle hérita l'iris bleu et un gabarit de Viking, mêla desmoments de bonheur à une fondamentale déchirure.

 

Côté lumière, son courage physique fit d'elle, à côté de quelques Anglais et à la suite de son père, l'une des premières skieuses de Suisse. Elle créa ennotre pays la compétition féminine. L’obstination qu'elle portait à de profonds plaisirs la conduisit d'enfantines navigations lémaniques devant le Creux-de-Genthod aux Jeux olympiques de 1924 sur un 6m50 et à dix années de navigation maritime. Mais elle ne parvint jamais au Pacifique, d’où son ami Alain Gerbault, l’homme d'un des premiers tours du globe en solitaire, lui écrivait que le paradis avait été détruit.

 

À Ella et à sa génération, le monde offrit donc par ailleurs son côté ténébreux, sanglant et abominable. J’avais le sentiment, m’a-t-elle dit, d’un détraquement de l’Europe. On ne comprend rien à ces appétits de voyage en solo et à ces soifs de spiritualités asiatiques sans rappeler la guerre de 14-18, quand les années de i’Occident chrétien s’entretuèrent jusqu'aux millions de morts. Ella adolescente lisait un livre par jour, Barbusse et autres dénonciateurs de tant d’absurdité, et bientôt Melville dans l’anglais qu’elle apprit pour s'embarquer avec lui à la chasse à la baleine blanche.

 

Ce trouble, ces élans hors d'ici, ce doute sur notre civilisation et sur sa destinée personnelle, parfois aussi de graves déprimes, parurent précipiter la jeune femme vers l’échec. Elle n’avait acquis aucun diplôme. Elle vécut d'expédients à Londres, de la dactylographie à Paris et d’un vague travail d’actrice à Berlin.

 

Mais par un instinct qu'on nommera son génie, cette Genevoise sut croiser, comme la barre tenue d'une main sûre mène le voilier de cap en cap, lesplus hautes personnalités de son temps. A la veille d’un nouveau raid en Asie elle s’entretenait avec Jung, à Zurich, avec René Grousset, à Paris, rencontrait Teilhard de Chardin, à Pékin, après avoir été le voisine de Marlène Dietrich dans les studios où l’UFA tournait «L'Ange Bleu». Dans ce Berlin de crise, par la veuve de Jack London, elle fut introduite chez les Russes, dont elle apprit la langue. A Moscou, où un journaliste proche de son ami Drieu de la Rochelle lui conseilla d'aller goûter au nouveau régime, elle se fondit dans la population et partagea le toit de la belle-fille de Tolstoï. Avec Alexandra Ivanovna, Ella se rendit à Iasnaïa-Poliana, le domaine de l’écrivain, apporter des sacs de pain sec aux paysans affamés.

 

A son retour, Mademoiselle Maillart, 27 ans, a rendez-vous avec Alain Gerbault. A Trouville, il séjourne avec Fasquelle, l'éditeur des récits du navigateur qui est stupéfait d'entendre que la Suissesse a vécu chez les Soviets.Il lui commande un livre. «Je ne sais pas écrire», répond-elle. Il rétorque: «Très bien!» Les belles plumes du temps, après des voyages officiels, avaient raconté assez de bêtises. Péniblement, sans fioritures, minimisant ses exploits par la litote à l'anglaise, Ella narra ce qu’elle avaitvécu. Ainsi parut en 1930 son premier livre, «Parmi la jeunesse russe». La montagnarde s'était jointe à un groupe d’étudiants partis pour le haut Caucase, pays sans routes où elle découvrit «la Svanétie libre». Elle fut gravement mordue au mollet par un chien. Mais gravissant un sommet de 5000 m, elle découvrit l'Asie. Elle s’émerveilla de sa mosaïque ethnique. L’idée s’ancra en moi, m’a-t-elle dit, que je devais aller vivre avec l'une ou l’autre de ces populations primitives, qui m’apporterait «la réponse».

 

Le Turkestan, le Sinkiang, l'Afghanistan furent les territoires de ses nouveaux parcours et le thème des livres suivants, qu'elle écrivait avec peine et allaitvendre à Paris, écrit Paul Morand, «comme une paysanne apporte ses œufs au marché. Ella Maillart, dont les grands pieds sont d'une coureuse d’univers,n'est pas une femme de lettres. Elle écrit pour pouvoir voyager. Aussi elle cache son jeu et nous cache son âme.»

 

Je me suis attachée au début aux bâtonnets, aux turbans, au lait de jument, disait Ella. Puis j'ai mieux perçu, chez ces hommes du lointain, ce qui nous rapproche. Quand le cœur parle, le langage est le même sous toutes les latitudes. Toujours plus clairement, elle perçut ainsi cette «unité», dont, femme d'intraitable volonté, elle nous parlait sur un ton de semonce. Tel était le but ultime dont elle avait quêté les prémices le long des pistes. C’est soi-même qu’elle avait fini par découvrir en son corps puissant et mal-mené, dont les cendres, en témoignage de son extraordinaire voyage intérieur, sont aujourd'hui répandues dans les mousses près du Calvaire de Chandolin.

 

Des lecteurs perdus et retrouvés

 

Ella Maillart, après la Seconde Guerre mondiale, avait gardé en Europe ses amis et ses admirateurs, mais ses lecteurs se raréfièrent. Les Anglais demeurèrent les plus fidèles. Ils étaient les seuls qui, en 1942, aient pu s'évader par les mémoires de la navigatrice, «Gipsy Afloat».

 

C'est à Londres aussi que parut, en 1951, le récit de ses années en Inde,avec son initiation auprès des maîtres de la sagesse. Le titre était trompeur: «Ti Puss», le nom de son chat. Cet ouvrage ne parut qu’en 1979 en première édition française, chez un petit éditeur-imprimeur de Renens, dans la banlieue lausannoise.

 

En Suisse, où elle vivait entre son appartement de Genève et son chaletde Chandolin, Ella Maillart n’était plus alors qu'une légende vivante. Ledernier ouvrage paru en France datait de 1951, résumé de sa vie rédigéà la demande des Anglais, «Croisières et caravanes». A Genève, en 1952, Jeheber avait fait paraître «La Voie cruelle», le raid en Afghanistan en compagnie d'Annemarie Schwarzenbach, la Zurichoise, qu’Ella ne parvint pas à arracher à la drogue.

 

Mais un voile inexplicable tomba sur l'ensemble de l'œuvre de la grande voyageuse, qui souffrit matériellement de cette désaffection, jusqu'en 1971, quand «Oasis interdites», jamais disparu des librairies britanniques, fut republié en français par Edipresse, à Lausanne, à l'enseigne du Livre du Mois. Ce grand classique des livres de voyage fut suivi par l'ensemble des récits d'Ella Maillart. Aux Editions 24 heures, elle devint le principal auteur de la collection Visages sans frontières.

 

C’est par les coéditions entre Lausanne et les Editions Payot-Paris que la France redécouvrit la Genevoise et en fit une héroïne après une apparition d'une modestie impériale à la télévision, chez Pivot, face aux causeurs. Ou disons plus exactement que les Français retrouvèrent leur héroïne des années trente, dont ils ne se doutaient pas qu'elle était encore en vie et solide. Elle est devenue ces dernières années une célébrité, fêtée notamment à Saint-Malo, dans l'engouement suscité aujourd’hui par les livres des vrais voyageurs. Extraordinaire retour de flamme.

 

                                                                                                             Copyright Bertil Galland, 1997

bottom of page