top of page

Article d'Ella Maillart, La Revue de Paris, 15 mars 1934 :

Tachkent et Samarcande

La curieuse relation qu’on va lire ici est due à Ella Maillart, qui a déjà accompli plusieurs expéditions remarquées. Nous avons eu l’occasion de signaler dans cette Revue la croisière accomplie par cette voyageuse en Méditerranée sur Bonita, et la Perlette, ces petits voiliers dont l’équipage n’était composé que de jeunes filles; il y a deux ans, au retour d’un séjour dans le Caucase, Ella Maillart a publié un ouvrage sur la jeunesse soviétique (Voir Revue de Paris, Parmi les livres, 1 juillet 1932). Elle vient, au cours d’une nouvelle expédition, accomplie seule et sac au dos, de traverser le Turkestan.
 

Sept heures du matin; foule bigarrée à la gare. J’arrive à porter mes sacs, l’un sur le dos, l’autre sur l’épaule. Tram jusqu’à la place Voskrochensky. Plus loin, à la Ikanskaya, le bureau dont dépend la « base » (auberge-dortoir destinée aux membres du Tourisme prolétarien) est encore fermé; j’y entre par la cour et je me fais du thé. Une employée arrive, déjeune d’une pomme et de pain. Le secrétaire vient, je montre mes papiers et il m’envoie à la « base ». Je prends de nouveau le tram à la rue Lénine; il quitte la ville russe, avenue bordée de peupliers, ariks et maisons basses. A l’entrée de la ville indigène, je descends à Chai Khan Taour.

 

Quelques marches; après une porte à coupole, passage dallé bordé d’échoppes de perruquiers, avenue de peupliers où les Ouzbeks alignés vendent des pommes, des raisins, des lipiochka (crêpes transparentes qui tiennent lieu de pain), des carottes coupées, des friandises de confiseurs. Mosquée désaffectée, technicum dans une maison basse où je vois par la fenêtre les élèves devant leurs tables, grande estrade de tchai-khana en plein air, avec des portraits des chefs de l’U. R. S. S. cloués sur les montants, une ruelle... Il faut que je m’arrête pour me reposer. Enfin je débouche dans la « seconde Djarkantcha ». Au 58, une cour plantée d’arbres, une galerie dont l’une des deux chambres, réservée aux femmes, compte une dizaine de couchettes. Une jeune fille me reçoit et me donne le dernier lit disponible. Cette « base » était autrefois l’itchkari, le logement réservé à la partie féminine de la maison d’un riche bek (propriétaire indigène). Pour manger il faut aller en ville, mais ici je retrouverai chaque soir mes voisines, journalistes, étudiantes, dont les maris sont parfois dans la chambre voisine. Nous échangeons nos impressions et nous nous faisons part de nos découvertes.

Flâneries
Pilniak qualifie Tachkent de ville extraordinairement ennuyeuse; il parle sans doute de la moitié russe de cette immense capitale de 500.000 âmes, si tant est qu’on peut, comme dit Kisch, compter au nombre des âmes les communistes qui la nient et les femmes musulmanes auxquelles les âmes sont refusées selon le Coran. Mais pour la première fois, je me trouve dans une grande agglomération orientale et avant que tout ne soit modernisé, je m’empresse de voir ce qui subsiste de la ville ancienne.

 

Tout me surprend: les étroites rues pavées, coudées en labyrinthes, le nombre de femmes voilées, silhouettes de cercueils dressés, avec le contour raide et monolithique du parandja (manteau de sortie). Sur les têtes, un paquet ou une corbeille en équilibre. Cela n’a aucun sens de parler de voile : c’est treillis qu’il faudrait dire, tant est rigide et sombre cette toile en crin de cheval qui leur blesse le bout du nez, qu’elles pincent entre leurs lèvres lorsqu’elles se penchent pour apprécier la qualité du riz qu’on leur offre, le regard pouvant seulement filtrer lorsque le tchédra est perpendiculaire devant les yeux. A l’endroit de la bouche un rond mouillé reste marqué lorsqu'elle se redressent; les nuages de poussière ambiante viennent vite le poudrer. Usés, les tchédras sont roux et crevés, comme mangés des mites… La plupart des femmes ont des robes courtes, des bas et des souliers manufacturés. En voici trois, tas mauves et gris accroupis sur le plateau d'une carriole, harem qui déménage sans doute; en veston, coiffé du calot brodé, accroupi sur le dos du cheval, les pieds sur les brancards, est-ce le mari? L’ arba, le véhicule indigène, me plaît beaucoup avec ses immenses rayons; il n’a que deux grandes roues, de plus de deux mètres de haut, pratiques pour rouler dans la boue ou le sable profond ; elles ne sont pas cerclées de fer, mais d’énormes clous à têtes rondes les garnissent, étincelant au soleil et laissant dans la glaise humide une curieuse empreinte de crémaillère. Les brancards sont si haut placés que je crains toujours qu’ils ne basculent et soulèvent le cheval!

 

On entend courir les petits ariks (canaux d'irrigation) souterrains; à un carrefour leur eau alimente un étang opaque; l’harmonie des couleurs est inoubliable : vert sombre de l’eau à l’ombre, vert clair au soleil, vert argent de la touffe ronde d’un saule, jaune de la rive, jaune de la poussière des murs en terre, et jaune-blanc de quatre arbas abandonnées au pied du mur, brancards à terre. La rue est obstruée par l’immense charge de foin rectangulaire, plus large que haute, posée sur un chameau à jabot dont les pattes de devant sont garnies de noirs « manchons » latéraux. L’homme est perché au sommet. J’essaie de gagner Ourda, la ville indigène, par un chemin détourné et je m’égare à plusieurs reprises. Voici une porte ouverte au milieu d’un mur; petit donjon-minaret au-dessus de la porte; j’entre. A droite, un jardin avec un tremble gris, figuiers, cactus, étang. A gauche, grande véranda soutenue par deux rangées de colonnes cannelées en bois, fermée à mi-hauteur par une barrière en bois ajouré; sol recouvert de nattes devant le mirhab, la niche orientée vers La Mecque, devant laquelle on priera, car c’est une mosquée. Les murs sont des panneaux plâtrés. Calme, soleil, solitude... Je rêve, les yeux errant vers les caissons du plafond sculpté et enluminé de dessins en arabesques et je m’imagine que les plafonds des temples chinois sont semblables.

Ce qui se trouve au marché indigène
Voici le va-et-vient de la foule, les vendeurs de sorbets, d’eau gazeuse, les barbiers qui opèrent au coin de chaque maison : condamné bénévole, le patient penche la tête en avant et ses cheveux tombent dans la serviette qu’il a autour du cou et qu’il tend en avant. Devant la boulangerie, une file imposante attend l’ouverture de la porte; contre le trottoir, les pains noirs s’empilent dans une arba à toit arqué. Les hommes sont vêtus du khalat, ample manteau ouaté aux rayures verticales vertes, mauves, noires et blanches qui font ressembler leurs manches à d’énormes chenilles. Le grand fichu qui sert de ceinture inscrit son triangle dans le dos.
 

Un pont enjambe une eau verte; de la berge s’élève une ruelle assez raide, à côté d’une mosquée à véranda. L’autre rive montre à nu le sable jaune de sa falaise entre les poutres et les pilotis qui soutiennent de misérables masures sur le point d’être détruites. La crise du logement est due en partie à toutes ces démolitions dans la vieille ville, les reconstructions n’allant pas aussi vite qu’on l’avait prévu.

 

Sept barbiers opèrent côte à côte, enroulés dans leur tablier de garçon de café; l’un d’eux, un vieux, a une barbiche pointue et blanche, des lunettes de fer sur le nez et sur le front, sortant de sous son calot collant, un brin de fenouil. Son client plisse un front pitoyable, la moitié de son crâne est couverte d’une toison noire épaisse et l’autre côté brille tout blanc.

 

Un saule pleureur est penché sur l’eau rapide d’un arik central dans lequel un porteur d’eau vient remplir ses deux seaux pendus à un gros bâton; puis l’eau s’engouffre sous l’estrade d’une fraîche tchai-khana, où des brochettes de mouton grésillent sur un brasero. La rue monte vers le dôme immense d’une mosquée et passe sous un portique orné de banderoles rouges. La foule compacte gêne la marche. Voici la rangée des vendeurs de tabac, leurs feuilles jaunes en tas sur un journal déplié, à côté d’eux leur pipe, calebasse surmontée d’un fourneau et munie d’un long tuyau de bambou latéral.
Bagarre, deux hommes se battent; une marchande craintive se lève emportant ses assiettes de beurre; je la suis, et pour quinze roubles lui achète un peu de sa pâte jaune et molle. Elle me dit : « C’est du pur beurre de vache. » Des mangeurs accroupis en cercle ne se sont pas dérangés pour si peu. Une Ouzbek — fichu blanc, gilet noir sur son ample robe-chemise blanche — vend le plov, le riz gras aux carottes coupées, qui remplit une cuvette en émail recouvrant un seau plein de braises. On arrive, tend un rouble, elle prend un bol qu’elle remplit à moitié et vous le donne avec une cuillère en bois; les jeunes et les Russes s’en servent, mais mon voisin barbu préfère se servir de ses doigts. Mon autre voisin mange, gardant sur sa tête un grand sac plein de grains.

 

Devant moi, panier au bras, en compagnie d’une belle dame blonde, j’ai cru reconnaître la taille invraisemblablement serrée et les bottes en toile grise d’un de nos voisins à Tcholpan Ata. Je le suis; une rixe sauvage devant un kiosque qui vend du savon me le fait perdre. Je le retrouve et il est fort étonné de cette rencontre.
— Oui, notre voyage dans la Sirte (les hauts-plateaux du T'ien-Chan) fut splendide, inoubliable, lui dis-je; et vous-même avez-vous bien terminé vos vacances?
— Mais figurez-vous que je sors de l’hôpital après une forte dysenterie, je ne sais ce que j’ai pu manger.
— Et vous avez été bien soigné?
— Oh! oui, je ne peux pas me plaindre.
— Où allez-vous ainsi?
— Je cherche un morceau de viande pour la soupe.
Nous sommes sous la halle aux bouchers; pour gagner chaque étal, il faut percer un quintuple cercle de chercheurs.
— C’est tout du chameau, dit-il.
En effet, je reconnais ces immenses côtes peu arquées, semblables à celles qui jonchaient les pistes des T’ien Chan.
— Quel en est le goût?
— Oh! ce n’est pas mauvais, mais je me suis mis en tête de trouver du bœuf, quoique cela coûte plus cher, je pense, 14 ou 15 roubles le kilogramme.

 

Je le laisse à son examen pour aller vers le coin des selliers; sur le trottoir, des cordonniers vendent ces bottes très souples que les femmes portent à l’intérieur de leurs galoches. Vera, à Paris, m’a demandé de lui en rapporter une paire.    
— Quinze roubles, dis-je.
— Non, vingt - cuir... très beau!
— Quinze roubles, pas plus; coopérative douze roubles seulement.
— Coopérative peau mauvaise.
Tout cela est imprégné d’une odeur de poussière, de paille hachée, d’excréments de chameaux, de chevaux et d’hommes. Je quitte ces vendeurs inflexibles pour aller me reposer dans une tchai-khana : on y sent la moindre brise qui passe. Un Russe et un Ouzbek parlent à côté de moi. Le Russe parti, j’offre un morceau de sucre à l’homme que j’aimerais à faire parler. (Le sucre, en Asie centrale, est une denrée introuvable.)
— Oui, dis-je, la vie est intéressante ici; je viens de loin, pour vous rendre visite et voir comment ça fonctionne; mais diable! le plov est bien cher!
— Ah! vous venez de là-bas! Chez vous, en Frankistan, le riz pousse-t-il? Savez-vous ce qu’ils ont fait ici? Ils ont donné l’ordre de planter le coton partout. Alors la charrue a passé, détruisant nos petites rigoles pour les rizières, établies et entretenues depuis longtemps avec tellement de soin. Après, quand ils ont vu que le blé ne venait pas facilement, ils ont dit « Replantez un tiers de riz. » Mais maintenant on ne peut plus : toutes les rigoles sont mortes... Et encore, savez-vous, les clés, autrefois on n’en avait jamais vu ; tout restait ouvert, maisons et magasins. Maintenant on se ruine en cadenas et on vous vole à tout moment.

Leçon de lecture
Au coin de la place, une grande imprimerie. Dans un square, devant une ancienne médressé (université musulmane) une statue de Lénine, le bras pour toujours dressé; encore quelques pas, voici le club, bâtiment qui ressemble à une école.
A un gardien qui ne comprend pas le russe, je demande le camarade Achmetof. Dans une classe, au premier étage, une leçon de lecture est donnée au moyen d’une petite brochure qui raconte l’histoire du prolétariat. Quinze jeunes femmes et fillettes s’appliquent; leurs parandjas et le treillis du tchédra sont empilés sur les rebords de la fenêtre. Leurs sourcils épais sont réunis par un trait noir artificiel, car il paraît que sourcils joints sont signe d’un tempérament passionné; elles ont le type des Turques ottomanes, face pâle et ronde aux grands yeux.
Pour ne pas les déranger, j’ai pris place sur un banc et je tâche de me faire oublier; ma voisine allaite un petit garçon couché dans sa couverture, nu, sous une trop courte blouse à col marin ; de sa main droite, tantôt elle suit le texte, tantôt elle immobilise les pieds de son petit matelot! J’attends la fin de la leçon; les élèves remettent leur parandja sur leur tête. Comme je m’approche pour examiner les tchédras, elles m’en tendent un en me faisant signe de le mettre, ce qui les amuse beaucoup. L’instituteur en veston, après leur avoir expliqué que je viens de loin, me montre la pouponnière, la salle des visites médicales, la bibliothèque. Au rez-de-chaussée, grande salle de spectacles.
— Ce soir, il y a conférence, vous devriez revenir.
— Non, merci, je ne suis pas libre.
Je n’ose pas lui dire que ces éternelles conférences m’ennuient, elles sont toutes identiques, que ce soit à Naltchik, Karakol ou Moscou, elles me font penser aux moulins à prières tibétains : nécessité de développer la culture chez les indigènes, d’éduquer les masses, d’édifier le socialisme grâce au nivellement des classes, le socialisme dont seul l’avènement sauvera le monde de la faillite capitaliste, etc. etc.

 

Après d’innombrables détours dans la vieille ville, nous arrivons chez l’instituteur; j’ai voulu voir comment vivait sa femme. Au fond d’une impasse obscure, le mur est percé d’une porte : cour minuscule, limitée à gauche par une paroi en osier, à droite par un péristyle ; en face, la chambre propre, où le seul meuble est un petit lit, sûrement fait d’une planche tant il est dur. Par terre, une pile de livres scolaires. Les murs partagés en panneaux symétriques et plâtrés sont creusés de petites niches pour bols, théières, assiettes; sur le sol, un tapis, un coffre, des couvertures. Une nappe est posée sur le tapis; la cuisine est faite dehors; la jeune femme — pieds nus car elle laisse ses babouches à l’entrée — apporte sur un plateau de cuivre la soupière contenant le lapcha. Nous mangeons avec des cuillères de bois. La jeune femme me plaît beaucoup: Mince sous sa robe vague, grands yeux vifs, taches de rousseur, longues tresses châtain clair de cheveux frisés, elle est expressive et je la devine intelligente. Mais elle ne sait pas un mot de russe. Son mari me dit :
— Vraiment, vous la trouvez jolie? Moi pas. Elle étudie au technicum pédagogique. Bien sûr elle n’est plus voilée.

La femme attend pour manger et boire, que son mari ait fini. Par terre, son bébé joue avec un soulier. Nous ressortons sans que le mari lui ait dit au revoir. La distribution d’eau dans la ville se fait partout grâce aux ariks; on commence à établir des canalisations et colonnes montantes dans les quartiers bien construits. C’est un travail colossal car la ville couvre une superficie énorme, les maisons n’ayant pas d'étages à cause des tremblements de terre. Je termine la soirée au théâtre ouzbek; une troupe indigène y donne une adaptation fort intelligente de la « Fontaine aux moutons » de Lope de Vega, pièce que j’avais vu excellemment jouer à Moscou il y a deux ans par la troupe du théâtre juif blanc-russien lors des premières Olympiades théâtrales.

Les réponses du Président Oriental
(L’auteur a obtenu une entrevue de Faîsoulla Khodjaief, président du conseil des com-missaires du peuple d'Ouzbékistan, un des sept membres du comité exécutif central de l'U. R. S. S.)

— Je viens de passer plusieurs mois en Kirghizie, dis-je à mon interlocuteur, j’ai eu le temps de comprendre les problèmes variés devant lesquels se trouve l’État soviétique en Asie Centrale. J’ai pensé que vous seriez la personne la mieux qualifiée pour m’instruire; je vous remercie de me recevoir. Les « nationaux » seront-ils capables de se gouverner sans l’aide des Russes ? (Les Soviets ont promis aux Républiques d'Asie centrale une autonomie complète.)

 

Grande salle. Immense table en forme de T. Faîsoulla est assis au milieu de la barre du T, je suis en face de lui. Il est venu à ma rencontre lorsque je suis entrée, plutôt petit, en complet sombre, superbes yeux noirs, tête et visage ovales, teint aux reflets dorés. Rencontré dans un salon, je l’aurais pris pour un Espagnol.


— Il est difficile de répondre. Il faudra que beaucoup de progrès s’accomplissent. Tout dépend de la préparation de nos cadres. Jusqu’en 1926, le russe était la seule langue administrative. Maintenant les villages et les organisations centrales correspondent en ouzbek. L’enseignement est également fait en langue nationale. En 24, nous ne comptions que 10% de lettrés, en 32 déjà 60%. L’éducation paraît porter ses fruits surtout chez les Tadjik sédentaires.


— Est-ce pour cela que le développement du Tadjikistan est si actif, plus poussé que celui du Kirghizstan?

— Non, c’est parce que c’est la région de l’Asie Centrale la plus exposée à une pression de l’étranger. En ce moment nous avons dix mille étudiants ouzbeks qui se préparent à remplir les cadres de nos organisations. En plus, il y a vingt mille étudiants russes. (Les Russes représentent 10% de la population totale).

— Quels sont les sentiments des Ouzbeks, envers les Russes leurs colonisateurs?

— Ils voient maintenant, bien entendu, la différence entre les deux époques, et tout ce qu’on a fait pour faciliter leur développement. Il faut savoir qu’autrefois seules les écoles russo-indigènes étaient ouvertes aux Ouzbeks; à Tachkent seulement il y avait des école laïques tolérées par le Gouvernement. Toutes les écoles nationales étaient confessionnelles. Il y avait un séminaire à Tachkent formant les instituteurs, le Turkestanskaia Outchitelskaia Seminaria, à la tête duquel était le missionnaire russe Ostroumof. Les instituteurs turkestanais restés musulmans avaient le même credo politique que les fonctionnaires purs russes, tant l’influence colonisatrice était grande.

— Les marchands n’avaient pas le droit de construire de fabriques de ce côté-ci de la Volga. Ils étaient seulement des intermédiaires entre les banques et les fabricants.

— Les paysans russes étaient envoyés sur les terres où il n’y a pas de coton, car ils ne savent pas le cultiver; pendant ce temps les Ouzbeks travaillaient sur leurs terrains qui appartenaient aux banques. Comme le gouvernement ne les aidait pas, ils vendaient leurs récoltes deux et trois ans à l’avance aux banques, qui, elles, s’emparaient des terres dès qu’une mauvaise récolte empêchait les indigènes de faire face à leurs obligations. Maintenant la terre appartient aux populations; elles ont leur nationalité, leur langue, leur littérature, leur théâtre.

 

En moi je pensais : Et tu sais aussi que pour réussir cette révolution agraire, les bolcheviks, qui nient toute religion, ont dû solliciter l’approbation du clergé musulman pour que ce dernier explique aux indigènes que le partage des terres n’était pas en opposition avec la charia et le Coran.


— Comment un paysan asiatique réagit-il sous le régime soviétique et le communisme?

— Il voit surtout le travail énorme à accomplir dans tous les domaines. Et la différence de mentalité n’est pas si grande : le paysan ouzbek n’a jamais été individualiste.

— Mais l’Orient apathique, comment en est-il venu à admettre l’idée du communisme?

— Cela s’est fait par le travail à la tâche qui a représenté une époque entière de la collectivisation; ce fut un repère, une étape nécessaire entre l’individualisme et le collectivisme.

— Et vous-même, pourquoi êtes-vous communiste?

— Mon père très riche est mort quand j’avais treize ans; à peine un an après j’étais chef des nationalistes Jeunes Boukhares. En 1917, notre seul devoir était d’anéantir la grande propriété, le « Mir ». Mais une union était nécessaire. Seuls, nous ne pouvions pas agir; nous nous sommes tournés vers les Russes. Je suis alors condamné pour la première fois par l’émir, puis encore une fois après la révolte de 18; pendant la guerre civile j’étais en Russie. Au moment de la scission des Boukhariotes en 17, l’émir était soutenu par les Anglais…

— La légende dit que vous avez travaillé pour l’Intelligence Service?

— Non, c’est Oubaidoulla Khodjaief qui, à Kokand, en 18, était ministre des Affaires étrangères du gouvernement national ennemi.

— Le mouvement nationaliste si contraire à l’idéal communiste est-il ici dangereux?

— Les nationalistes ont essayé de prendre la tête du mouvement Bassmatch, soutenus par les Koulaks à l’origine. Enver Pacha a été lié à eux. Mais leur importance diminuait à mesure que nous faisions comprendre quels étaient nos buts.

— Mais cette nationalisation de votre langue, école, théâtre, littérature, ne vous sépare-t-elle pas forcément du soviétisme?

— Ce sont nos Soviets qui sont à la tête de la nationalisation; ainsi elle ne revêt pas l’allure d’un mouvement particulariste. Nous prenons la tête du mouvement avec nos armes spéciales, toutes au service des paysans et des prolétaires.

— Dites-moi, dans le vieux Tachkent, presque toutes les femmes sont encore voilées? Avec vos grandes réformes féminines, croyez-vous que la femme soit plus heureuse? On dit que la prostitution s’est développée depuis l’émancipation.

— L’abandon du tchédra ne compte pas dans cette libération et ne peut être qu’un symbole. On y a attaché trop d’importance, ce qui a causé des drames de famille. L’important, c’est la maturité intérieure, développée par les écoles, la propagande, le travail rétribué rendant la femme indépendante du mari. Assurément, il en est que leur liberté grise complètement, il faut les éduquer.

— Encore une chose qui m’intéresse particulièrement : croyez-vous qu’un Kirghize nomade puisse se transformer en prolétaire sédentaire travaillant huit heures par jour?

— Bien sûr, parce qu’il voit tous les avantages qu’il en retire : il ne gèle plus en hiver, il reçoit du pain, du sucre, des bottes, une paye fixe, il a une vie organisée, des distractions. Ce sont les mêmes avantages qui ont décidé nos paysans à remplir les conditions du Plan pour la culture du coton. En 1916 l’Asie Centrale produisait 16 millions de pouds (environ 16 kg) de coton tandis que 11 millions de pouds étaient importés. Maintenant nous en produisons 30 millions. Déjà en 1927 nous avions dépassé la surface ensemencée d’avant-guerre. Le développement continue à merveille depuis que le Turksib (chemin de fer Turkestan-Sibérie) peut amener les céréales qui ont fait place ici au coton. Nous sommes complètement libérés du marché cotonnier capitaliste. Ces résultats ont été obtenus grâce à l’émulation socialiste.

 

J’aimerais à objecter ce que Faïsoulla sait aussi bien que moi certainement : les habitants du Turkestan se plaignent de ce que la vie est impossible, même les nombreux Russes auxquels je rends visite : docteurs, instituteurs, architectes; cela est vrai pour les indigènes aussi, bien entendu, qui redeviennent nomades, cherchant de meilleures conditions de vie, quittant les kolkhozes où ils ne trouvent pas toujours ce qu’on leur avait promis, car le blé importé est loin de suffire...Et s’il y a tellement de coton, comment se fait-il qu’il y ait pénurie d’huile de coton? Tard un soir, ayant manqué le dernier tram, j’avais vu une douzaine de femmes assises sur le trottoir, devant le comptoir fermé d’une coopérative. Au même endroit le lendemain matin, vers 10 heures, elles étaient une centaine, la plupart sous le parandja, toutes avec une bouteille à la main : « Za khlopkovoié masla » (Pour l'huile de coton), m’expliquèrent-elles.

 

Mais Faïsoulla a regardé l’heure, il faut prendre congé. L’interview est terminée sans que l’homme se soit départi de son ton officiel, sans que j’aie réussi à établir un contact vraiment direct entre nous, quoique nous ayons beaucoup parlé sans l’aide de l’interprète. Dans l’antichambre une vingtaine de solliciteurs attendent leur tour d’audience et me regardent passer avec férocité : Je suis restée une heure et demie dans la grande salle.

Samarcande l’incomparable
(De Tachkent l’auteur s’est rendu en avion à Samarcande, capitale de l’Ouzbékistan.)

Du toit solitaire de ma médressé où je reste des heures, mon regard plane sur la mer de toits plats qui entourent de minuscules cours intérieures. Des arbres touffus ombrent les bassins, réservoirs d’eau. Au-dessus de la mosquée, où je me trouve, le toit est enflé à intervalles réguliers par de parfaits hémisphères qui projettent des ombres ovales, rondeurs désirées par la main, autant de demi-mappemondes sur lesquelles le soleil joue. Plus haut, j’arrive à l’étroite galerie, au pied du tambour qui soutient la coupole. D’ici, je vois bien l’échafaudage de briques vulgaires, coulisse de décor, qui forme l’envers de Tilla Kâri dont la vraie façade regarde la place du Réghistan. Je vois aussi le haut des minarets gigantesques, tours d’usines, vierges de fumée.

Réghistan
A l’ombre sous le porche, l’écrivain public dort, la tête sur son tchapan plié, attendant la clientèle. Devant lui, à côté du portefeuille et du plumier, maintenu par la théière, il y a un échantillon de son écriture. En face, le photographe-à-la-minute a aussi exposé le résultat de son travail. Il opère; sa cliente « dont le ventre est mûr » soulève un instant son tchédra — figure trop ronde, yeux splendides, sourcils joints par le kohol. Son amie, très moderne au contraire, en jupe courte, blouse et calot brodé, paie le photographe.

 

La place du Réghistan est une grande chose... Trois côtés sont formés par des hautes façades de médressés que l’architecte Viatkin a restaurées avec amour. Les travaux commencés au début du siècle durent encore. Il faut bétonner un peu partout : les briques se désagrègent; le revêtement d’émail s’effrite. La médressé Ouloug Bek est belle dans sa grande simplicité : trou sombre de l’immense iwan, arche murée prise dans le cadre carré de la façade émaillée aux dessins géométriques. A chaque angle s’élève un minaret isolé, dont les briques dessinent des losanges de couleur bleu sombre; les coupoles intermédiaires sont écroulées. Au centre du Réghistan, foule compacte que je perce avec peine : elle fait cercle pour admirer, bouche ouverte, les tours d’un saltimbanque. Derrière Chir Dâra, troisième médressé, il y a une place ronde occupée par un petit marché sous une coupole où la foule grouille, vendant de tout : calots brodés, savons, tabac, lacets, étoffes, foulards, bas, rubans, crêpes grasses, morceaux de mouton, sorbets neigeux. Ruelles des différents métiers où, dans le demi-jour des avant-toits, symétriques, les minuscules échoppes se font face; artisans accroupis, savetiers, menuisiers; là les forgerons disparaissent dans la terre jusqu’aux genoux afin d’être à la hauteur de leur enclume posée sur le sol. Dans la ruelle sonore des rétameurs, une boutique où luisent des vieux cuivres encadre admirablement la tête d’un jeune Ouzbek qui fait aiguiser des couteaux; les blancs et noirs des yeux chatoient à l’ombre de l’énorme fourrure mordorée de sa toque.
— Renard, sans doute, lui dis-je.
— Non, chat…
C’est vrai, les chats de Bokhara…

Bibi Khanoum
Ruines de Bibi Khanoum, grandeur écroulée. Deux montants immenses à l’entrée, massives piles de briques recouvertes par endroits de carreaux de faïence; vaste cour de 88 mètres de long qui fut dallée, maintenant plantée d’arbres. Au centre, surélevée de deux marches, splendide, portée par huit pieds cubiques, une immense table en pierre sculptée était destinée à soutenir le Coran d’Osman. Elle était autrefois dans le sanctuaire et l’une de ses inscriptions dit que Ouloug Bek la fit transporter depuis Djitti en Mongolie; c’est le Koursen, la pierre sous laquelle rampent les femmes stériles, le matin à jeun.


A gauche, petite mosquée à galerie où le muezzin hurle et crie du haut de sa tourelle.
En face, enfin, l’arche énorme haute de vingt-cinq mètres, le porche de l’immense mosquée dominée par un quart de dôme craquelé, coupole turquoise qui étincelle et rend le ciel pâle. C’est le même bleu que l’éblouissant petit lac de Kachkassou, le bleu mongol classique qui vous transporte d’aise. Le porche est flanqué de grands minarets octogonaux; des briques turquoises et bleu marine dessinent des motifs en relief dans les murs; des carreaux de faïence sont plaqués sur les parois du portique.

 

Pour mieux voir ce qui reste de cette coupole qui s’élève à 55 m de terre, j’enjambe le mur d’enceinte. De là, je vois un acrobate se promener dans les hauteurs ; il se procure du bois, descelle les poutres prises dans les briques de la voûte. C’est un bois lisse et couleur de framboise. L’homme part avec son butin. Le sol est jonché de briques vernies. L’intensité du bleu sombre est indicible à côté des gaies turquoises.

 

La mosquée cathédrale fut trop rapidement construite en cinq ans de 1398 à 1404; à 70 ans, Timour s’y faisait encore porter en civière pour surveiller les travaux. Le temps, les tremblements de terre, et les coups de canon de la conquête russe en 1868 en ont fait une ruine qu’on ne peut sauver; la coupole est tombée en 1882. Mais où sont les nombreuses colonnes en pierre qui s’élevaient sur le pourtour? L’écrivain contemporain Chérif-Eddine écrit qu’il y en avait 480 de 5 m de haut. Pour les transporter, 85  éléphants étaient venus des Indes. D’innombrables ouvriers et spécialistes avaient été envoyés de toutes les contrées environnantes. 

 

On dit que Bibi-Khanoum, princesse mongole et femme préférée de Timour, avait décidé de faire construire une splendide salle du trône pour son mari. Timour qui guerroyait au loin, semant partout la ruine, lui envoyait à cet effet les prisonniers les plus adroits. La princesse visitait chaque jour les travaux. Son architecte arabe, follement amoureux d’elle, faisait traîner la construction afin de la voir plus souvent. Impatiente, elle demanda :
— Que faut-il faire pour accélérer ces travaux?
— Me permettre de baiser ta joue.
Elle refuse. Mais on apprend que Timour revenant est déjà arrivé à Merv. Elle consent; à la dernière seconde cependant elle interpose sa main. Mais le baiser est si ardent qu’il brûle tout de même la joue. Impossible d’en effacer la trace, aussi la princesse ordonne-t-elle à toutes les femmes de se voiler la face. Timour s’en étonne :
— C’est pour préserver la modestie des femmes, explique-t-elle.
Timour apprend la vérité, ordonne de murer la jeune femme vivante dans un mausolée situé en face de la mosquée.

Le mausolée de Tamerlan
Le Gour Émir ou mausolée de Timour, terminé en 1404, est dans une autre partie de la ville, à l’ombre d’acacias légers. Fort impressionnant lorsqu’on le voit soudain au bout d’une ruelle tortueuse où passe dans l’ombre une femme « fermée », le monument dresse son étincellement au-dessus des bas murs terreux et sans fenêtres de la ville, melon énorme embouti sur un cylindre de même diamètre. On s’approche et l’on distingue, brillant au soleil, sur le tambour haut de sept mètres les énormes caractères coufiques dessinés avec des briques blanches encadrées de bleu foncé. S’approchant encore, on découvre le haut édifice octogonal qui supporte le tout. Dans la cour d’entrée, au milieu des arbres un porche isolé se dresse ; il est couvert d’arabesques bleues et vert foncé d’une grande finesse. On entre par un passage voûté et détourné. La salle des tombeaux est sombre : le soleil y pénètre par une fenêtre ajourée. Derrière une balustrade d’albâtre, le sarcophage de Timour est un simple bloc rectangulaire vert foncé; fait d’une sorte de jade rare venu des Indes. Autour de lui dorment quelques-uns de ses ministres et enfants, Ouloug Bek entre autres. A côté de la pierre de cheik Séid Bereke s’élève la grossière perche du bountchouk qui indique toujours la tombe d’un saint. Au-dessus d’un revêtement de marbre et d’albâtre incrusté de jaspe, les murs laissent voir des traces de peinture et de dorure. A la sortie du mausolée, un saint homme attend, muet, le client qui lui achètera la copie des inscriptions gravées sur le tombeau de Timour.

***

Je me suis fait des amis et je les retrouve chaque jour après leur travail à la grande tchaï-khana en face du Réghistan, où nous bavardons en croquant pistaches et amandes salées. Maroussia est belle, c’est évident. Elle a voulu devenir artiste de cinéma à Leningrad où elle dansait; mais son mince visage aux yeux de pervenches est trop fin pour l’écran, j’imagine. Grande, élancée, ses larges épaules sont voûtées, découragées semble-t-il. Elle ne vit que pour son camion. De ses mains fines et allongées, elle tient le volant huit et dix heures de suite lorsqu’elle fait des heures supplémentaires et reste toujours souriante, alors que la fatigue a raison de ses camarades masculins. Et cependant le camionnage au Turkestan est loin d’être un sport pour demoiselle!
Partant de la minoterie, nous livrons les sacs de blés dans les kichlaks environnants. Ce qui est qualifié de route a des ornières si profondes que Maroussia, sans se départir de son sourire enchanté, fait de la haute voltige sur les talus. A tout moment je crois qu’on verse... la route est coupée par les ariks d’irrigation, profonds caniveaux qui transforment le sol de loess en étang de boue gluante. Dans les étroites ruelles de la vieille ville, le chic est de prendre les tournants rapidement sans entailler les murs des maisons. Pour nous laisser passer, les piétons s’engouffrent dans une porte. Le jeu est dangereux car les femmes sont assourdies par leur parandja et souvent n’entendent rien.
— Ah! la grosse oie! dit un des hommes d’équipe, un Persan à moustaches noires, en s’adressant à une femme sur la route.
— Tiens, Ella! j’ai quelque chose pour toi. Et il me passe des noix avec un biscuit.
Pour eux Maroussia a toujours des bonbons dans sa poche. Elle gagne cent cinquante roubles et prépare un examen de mécanicien qui lui permettra de gagner davantage. A la cantine de la minoterie — soupe aux choux, pommes de terre aux piments — elle me présente à un jeune chauffeur arménien, Ruben. Il veut absolument que nous fassions connaissance de sa femme et de son jeune fils; petit, il a de splendides yeux dorés à l’ombre de cils noirs qui bouclent jusqu’à ses sourcils. En bande, nous voilà partis, bras dessus, bras dessous sur le large trottoir du boulevard qui descend.
— Vois-tu, m’explique Maroussia, quand je suis avec ces copains-là, je ris sans arrière-pensée; on se comprend. Et puis je les aime. Ils sont si vivants. C’est bon d’être avec eux. Ils ne font pas de phrases quand ça va mal : ils s’épaulent mutuellement. Hier, Vania apporte un cornet de pommes de terre au Persan en lui disant : « Il paraît qu’il y a longtemps que tes petits n’ont plus joué aux boules avec des patates! » Ils sont carrés, francs, ce n’est pas comme les femmes, avec leurs incessantes jérémiades.
Passant devant un kiosque qui débite de la bière, je me permets d’être sceptique lorsqu’on me dit qu’elle est incomparable.
— Une tournée pour cinq ! commande le Persan.
Le liquide est rafraîchissant mais aqueux et les bocks sont énormes pour un rouble. Ruben se met en tête d’offrir aussi une tournée : il n’y a plus qu’à s’asseoir sur le trottoir pour reprendre des forces.

La Juive de Khoudjoum
Maroussia livre tous les jours à la fabrique Khoudjoum et j’y vais pour voir comment on fait la soie. Sitôt qu’on ouvre la porte de la halle centrale, on étouffe, pris dans la chaude buée d’une étuve. Devant leur établi, les femmes aux mains blanchies et ramollies par l’eau bouillante font mijoter dans un baquet les cocons jaunâtres, fèves flottantes dont il faudra attraper le bon bout pour les dévider. On les sort avec une écumoire, l’ouvrière suivante prend les filaments sept à sept : ils formeront le fil qui s’enroule en écheveau raide et brillant. Quelques femmes ont des voiles transparents sur la tête, d’autres un foulard roulé en turban, ou encore le calot national. Toutes ont des petites tresses noires dans le dos qui serpentent sur les attaches de leur gros tablier. Les machines portent des plaques d’origine italienne. Construite en 1927, la fabrique occupait alors cent quarante-quatre ouvrières ; elle permet de fournir du travail aux femmes émancipées qui viennent ici aujourd’hui au nombre de huit cent cinquante. Au premier étage on se promène entre des allées d’écheveaux étincelants blancs ou jaunes d’or, soie grège, qu’on examine méticuleusement. Les ouvrières sont payées à la tâche.

 

Redescendue dans la salle de la filature, je cherche une ouvrière jeune et sympathique que je puisse accompagner chez elle pour me rendre compte de ses conditions de vie. Elles sont presque toutes vieilles ou laides. Mais je dirige la surveillante vers la seule jolie fille entrevue : Grande, elle a une blouse de velours brun, d’abondants cheveux noirs plantés bas sur son large front, longs yeux surmontés d’encore plus longs sourcils, nez droit; elle me sourit tout en jonglant avec les fils invisibles.
— C’est une Juive, excellente ouvrière qui est dans une brigade de choc. Vous savez que nous avons exécuté 112% du Plan pour notre usine...
Je remarque que la Juive est la seule à pincer le bout des fils de soie entre ses lèvres : elle a ainsi les mains libres et travaille rapidement. Nous attendons la jeune femme à la sortie; elle semble inquiète tandis que nous marchons à ses côtés. Elle ne sait pas le russe, seulement le tadjik, c’est-à-dire le farsi, le vieux persan, et nous devons attendre d’être chez elle pour qu’une voisine fasse l’interprète.
Autour d’une grande cour, aux buissons verts, il y a des maisons neuves, toujours en terre, faites d’un rez-de-chaussée devant lesquelles pendent des couvertures ou du linge fraîchement lavé. C’est là que notre Juive possède une chambre; sur le plancher un kilim; sur un tréteau en planches (le lit), les couvertures sont cachées sous un souzaneh, tenture brodée de grands motifs ronds et rouges. Dans le corridor un  primus, c’est tout. Gênée, elle ne répond pas à mes questions et reste craintive.
— Est-ce que j’ai mal travaillé? demande-t-elle. On doit être mécontent de moi si l’on fait ainsi une enquête chez moi.
Je ne peux pas la distraire de sa préoccupation ni effacer le pli qui fait se toucher ses deux sourcils.

L’Arménienne au Tchilim
Que c’est lugubre! Le ciel me préserve de jamais travailler dans une usine, dit Maroussia lors-que nous sortons de la fabrique de tricotage.
— Viens quand même avec moi à l’artel des brodeuses, et ne ris plus quand je demanderai pour la centième fois : dévoilée, mariée, illettrée?
Maroussia est libre: son camion est en panne, je l’ai vu sur la fosse au garage. Est-ce une panne forcée, mon amie est-elle de la Guépéou, et chargée de me surveiller? Je n’en sais rien. Je ferai et dirai ce que je veux.

 

Au soleil, par terre, dans une cour, et sur les galeries de l’étage, des femmes accroupies sur des nattes brodent. A côté d’elles, les babouches et la théière. Elles sont toutes pleines de dignité,  même les vieilles à lunettes sous leur large fichu sombre. La directrice est énergique, maigre, vêtue d’un imperméable gris à ceinture, emmitouflée dans un fichu de mousseline mauve; elle a mal à la gorge; au-dessus de son front il y a le nœud blanc d’un mouchoir qui doit faire le tour de sa tête. Elle est précise, intelligente.
— Au début en 1929 nous étions sept. Nous allions à domicile pour nous entendre avec les femmes qui, toutes, savent broder. Maintenant, lorsque nous avons assez de matières premières nous sommes deux cent cinquante femmes en ville et cent cinquante dans les kichlaks. Cent vingt roubles par mois, c’est la paie d’une bonne ouvrière, douze celle d’une femme qui vient seulement pour avoir sa carte de pain. En quatre jours elles font une chemise. Celles qui viennent ici travaillent sept heures par jour; les autres, à la maison, on ne peut pas les surveiller.
— Mais vous-même, êtes-vous Ouzbek?
— Mon père était Persan.
— Et vous étiez voilée?
Maroussia ne sourit pas.
— Oui, jusqu’en 27, à l’encontre des ordres formels de mon mari qui était instituteur. J’ai dû commencer à lui obéir, lorsque j’ai vu qu’il allait sérieusement se fâcher.
— Mais les drames qu’on met sur le compte de cette question continuent-ils à se produire?
— Oui. Il faut faire attention. La libération de la femme crée du mécontentement dans les ménages. Les vieilles qui gagnent s’en moquent. Pour les jeunes elles entendent toujours la même rengaine : « Je ne veux pas que tu sortes comme ça. » Nous instituons une petite cour pour juger les scènes de famille. Il faut faire entendre raison au mari qui voit des mauvaises choses partout. Seule la disparition de l’analphabétisme ouvrira les yeux aux hommes.
Après avoir vu les nappes, les blouses, les chemises, les serviettes brodées reproduisant les motifs classiques des souzaneh, nous visitons la boutique des tjibitjeika (petits calots brodés) : on se croirait chez le marchand de melons! Tous les calots enfoncés les uns dans les autres sont couchés sur les étagères. Le brocart, coupé en pièces, est empilé prêt à être cousu.
— Je fais venir de Moscou, nous dit l’Arménienne, deux wagons de chasubles et surplis de pope que je devrais payer tout de suite; mais voyez la difficulté : avec le système de livraison au trust, le paiement ne se fait qu’à longue échéance. Aussi je manque d’argent. Il y a des ouvrières qui n’ont pas été payées depuis deux mois, sauf les Russes qui elles, n’ayant ni vache ni jardin, ne peuvent attendre.
La directrice se tait pour fumer le tchilim gargouillant, la pipe à eau qui passe de main en main, simple tube en fer-blanc à tuyau de pipe recourbé. Comme nous rions de voir des têtes de petits anges blonds en carton peint fixées par une broderie aux fonds des calots, la femme nous dit :
— Oui, jadis les Russes se signaient devant ces images; maintenant ce sont les calots qui ont le plus de succès dans les montagnes du Pamir.
Les femmes bavardent tout en travaillant; elles semblent être ici parce que cela leur fait plaisir. Quelle différence d’ambiance avec les deux usines précédentes !

Riza
Quel homme étonnant ! Il sait tout, il roule tout le monde, bavarde éperdument, et même à moitié gris, ne se laisserait pas extorquer un kopeck par qui que ce soit. Plusieurs fois il nous a donné rendez-vous pour nous mener chez ses filles, puis au dernier moment il a un empêchement. Nous allons chez lui.
— Alors, Riza! Tu te moques de nous? Nous avons bu quatre théières en t’attendant.
— Voilà, j’ai tout de suite fini mon beurre.
Manches retroussées, avec son poing il tourne la crème épaisse contenue dans un baquet qu’il place par moments sur son réchaud. Puis il fait des blinis, délicieuses crêpes au petit-lait que nous mangeons sur le coin de sa table. Il n’a qu’une chambre minuscule, sombre mais propre.
Il demande quatorze roubles pour la livre de son beurre aqueux.
— Mais tu dois être très riche avec tout ce beurre. Que fais-tu de ton argent?
— Avec un peu de tête, en huit jours on peut être millionnaire. Avant la révolution, j’étais un des hommes les plus riches d’ici. Il m’arrivait d’acheter mille moutons sans avoir de quoi les payer et je les revendais le même jour avec bénéfice. Et quand je travaillais pour la Coopérative, tous les paysans me réservaient leur kichmich (raisins secs), parce que je savais leur parler et leur faire confiance pour le poids de leurs sacs. Quand venaient d’autres acheteurs, plus méticuleux, ils ne trouvaient plus rien.
— Riza, le jour tombe, c’est trop tard pour aller chez vos filles. Et vous vouliez nous mener dans un kichlak.
Il se rase, tendant d’un doigt sa peau toute ridée. Entre une jeune femme qui semble russe. Elle paraît être chez elle ici : Je ne savais pas ce rusé Riza marié! Petite au chignon plat, elle est Géorgienne, apprentie photographe. Elle dit en parlant du nez :
— Je me dépêche pour aller au cinéma à la séance de sept heures. Riza, donne-moi deux roubles. On projette le Sniper.
J’ai vu ce film : c’est l’histoire d’un espion pendant la grande guerre.
— Rien à faire, ma fille, pas plus aujourd’hui qu’hier.
Après le départ de la petite, nous taquinons Riza et le félicitons de sa bonne fortune.
— Mais, ce sont elles qui me courent après. Celle-là, depuis deux ans, je ne peux pas m’en défaire, je l’envoie promener, je ne lui donne pas un sou, elle reste. Elle ne m’inté-resse pas. Mais vous, Ella, vous êtes exactement ce que je veux : Avez- vous réfléchi à ma proposition?
Nous éclatons de rire!  Avant-hier déjà, Riza voulait m’épouser et j’avais cru qu’il plaisantait.
— Mais pourquoi? Elle veut étudier le pays, elle n’aura rien à faire, je la nourrirai. Elle veut aller à Boukhara que je connais bien, je serai son guide…
— Il faudra que je réfléchisse, dis-je, décidée à ne pas le décourager avant qu’il ne m’ait rendu service.
— Riza, tu vas nous mener au café arménien, il faut qu’Ella entende la musique indigène.
Nous y avons déjà été seules, mais nous voulons à tout prix que Riza mette la main à la poche.
— Et je pense que tu donnes ce bout de beurre à Ella, si tu es galant.
— Mais non ; une demi-livre, cela fait sept roubles !

 

Dans la grande taverne bondée de consommateurs, il y a tout au plus cinq ou six femmes dont aucune n’est Ouzbek. Toile cirée sur les tables; on boit bière ou vodka; devant la porte les morceaux de mouton rôtissent enfilés sur leur aiguille métallique. Bruit, fumée; orchestre à cordes aux sons grêles, grinçants, très monotones où le rythme varie constamment, trahissant à lui seul le développement d’une émotion; moyen en comparaison duquel nos riches phrases musicales sont orgiaques. Chants persans, danses ouzbeks. Quatre consommateurs ont chacun une rose au-dessus de la tempe, enfilée entre leur calot et leur crâne tondu. Un homme vacillant est déposé sur le trottoir par deux « camarades-garçons » qui l’ont pris sous le bras. Un autre a glissé dans son vomissement.

 

Mais rien ne peut me distraire du plaisir que j’ai à écouter le barraban, grand tambourin dont les sourdes et riches sonorités forment le squelette de la musique. Le barraban est manié par un grand homme barbu qui accompagne ses mouvements d’une mimique expressive. Avant de jouer, il retrousse sa manche, dégageant le poignet tendineux et les longs doigts bruns. Puis il mouille son pouce contre lequel repose le cadre du tambourin. Rapides, les doigts secs s’aplatissent contre la peau tendue. Ils suivent leur cadence, démultipliée par le bras, et simplifiée encore par le buste, triple articulation, triple accent. Au moment d’un crescendo, le genou marque un quatrième martèlement; d’un geste large, l’homme entraîne le barraban aux boucles de fer dans un bercement passionné. Lorsqu’elle danse, c’est à ce moment que Tamara Khanoun s’immobilise, épaules figées, pour « déboîter » en mesure sa tête aux cent tresses, et marquer les temps de son menton précis. Je l’avais vue à Moscou avec sa troupe.

Riza me parle d’un village près de Khiva où il n’y a que des femmes, tous les hommes ayant été exécutés. Il m’y mènera si je lui réponds oui. Il est fort mécontent parce que nous avons exigé de coûteux chachliks accompagnés de vodka.

 

© Ella Maillart, 1934

bottom of page