Article de Jean Triol, paru en mars 1934 dans Télémaque :
Ella Maillart
C’est une curieuse sensation d’avoir en face de soi une personne qui a su réaliser des rêves que l’on caresse. Amie de la nature, éprise de la montagne, fervente des sports et virtuose du ski, voyageuse sur terre et sur mer, Ella Maillart symbolisait à mes yeux ma propre conception de la vie. Mais encore auteur racontant ses voyages, précisant et fixant par la plume des souvenirs dangereusement fugitifs d’heures intensément vécues, les illustrant et les vivifiant par la photographie, puis livrant à la méditation et aux rêves des hommes le fruit d’une expérience mûrie par l’effort de ses muscles et raisonnée par celui de son esprit, m’était-il besoin d’interroger longtemps cette jeune femme dont je comprenais déjà comme pour moi-même les mobiles d’action ?
Mais puisque la valeur de l’exploit se juge à la difficulté qu’il comporte et qu’un voyage au Turkestan a du prix à nos yeux par les mystères de l’inconnu et du lointain qui effrayent et empêchent les hommes de le connaître, la modestie m’impose d’avouer que je faisais alors figure de petit garçon. Car le nombre de mes nuits passées à la belle étoile, de mes voyages estivaux dans des pays sauvages, de mes courses à ski ou en haute montagne étaient loin de prétendre à la valeur sportive et à la qualité exceptionnelle des performances d’Ella Maillart.
«… Je n’habite pas Paris mais la Suisse, me dit-elle, si tant il est vrai que j’ai une demeure fixe. Une maison, un appartement, des meubles, des habitudes, je déteste tout cela. C’est un attachement, une sujétion, un lien ; et je tiens à ma liberté par dessus tout. J’ai adopté comme principe de vie d’aller où le désir me guide, où la curiosité me pousse, de faire ce que je veux, quand je le veux et comme je le veux. »
Ces dernières paroles sonnèrent étrangement à mes oreilles et malgré le scepticisme dont je les entourais, je ne pus m’empêcher de reconnaître que, bien qu’elles fussent dites dans un sourire, elles contenaient une fierté, une audace et une volonté que la réputation de cette jeune fille m’obligeaient à accepter avec respect.
«… Alpiniste, je le suis, poursuivait Ella Maillart, je suis skieuse d’abord. J’ai eu le goût du ski dès mon enfance, et la passion de mon jeune temps fut de devenir une championne de ski. Je m’y suis employée corps et âme. Il y a tellement de griserie dans ce sport ! A présent, j’appartiens à l’équipe internationale suisse, et je passe une grande partie de l’hiver à courir. Le jour, je fais des compétitions, je prends des photographies, la nuit je les développe, puis je les vends aux journaux de mon pays, et je gagne ma vie.
«… Mes voyages ? – Je me suis adonnée d’abord à la navigation. Sur le lac de Genève, j’ai fait mes premiers essais. J’ai navigué ensuite sur l’Océan. A bord de La Perlette, petit voilier de cinq à six mètres, j’ai fait de concert avec Hermine de Saussure une croisière de France jusqu’en Corse, touché Calvi… et retour. Plus tard je suis allée à travers la Méditerranée jusqu’à Athènes. Nous étions plusieurs jeunes filles à bord. Nous avons à nouveau touché la Corse, puis la Sicile, les îles Ioniennes, l’Archipel grec. Nous étions à bord du Bonita, acheté dans l’intention d’atteindre le Pacifique. Mais, concours de circonstances, notre équipage dut se démembrer. Alors je me suis rabattue vers la terre. J’ai parcouru l’U.R.S.S., j’ai exploré une partie du Caucase. Cela m’a plu, m’a réussi et j’ai continué. Le Turkestan, le mystère de ses villes inconnues, inexplorées, de leurs légendes, m’a attirée : Samarkande, Tachkent, Boukhara, Karakol …
« Je suis partie uniquement poussée par la curiosité. Mon voyage n’avait aucun but scientifique, aucun souci de recherches historiques ne l’avait provoqué… Je suis partie pour Moscou. Là, je pensais me débrouiller, trouver un groupe auquel me rejoindre. Partir seule, je l’aurais pu, mais il vaut mieux, me semble-t-il, se rattacher un groupe de gens du pays dont on comprend le langage. C’est, je crois, un bon moyen pour mieux saisir le caractère des pays qu’on traverse, pour prendre un contact profond et intime avec leurs habitants. Car je n’approuve pas la méthode des globe-trotters. J’aime mieux comprendre un peu plus, tirer le profit maximum des mes tentatives. Par ailleurs, lorsque les conditions de vie risquent d’être difficiles, il faut s’entourer de garanties.
« J’ai eu du mal à convaincre mes compagnons de voyage. Il a fallu leur inspirer confiance. ‘Femmelette, disaient-ils ; vous n’êtes pas aussi résistante que nous. Chez vous les montagnes sont organisées, il y a des maisons, des refuges, des abris. Là où nous allons, il n’y a rien.’ Il y avait en eux un certain mépris pour les Européens, qu’ils considèrent comme des enfants gâtés, habitués à leur bien-être, à la satisfaction de leurs désirs. Au demeurant, ils sont en effet plus résistants que nous. Ils ont l’habitude de vivre sur la dure.
« Ce manque d’estime à mon égard me vexait ; mon amour-propre était atteint, j’étais piquée au vif. Et pendant six jours que dura le voyage en chemin de fer, je me suis employée à leur démontrer le mal fondé de ce jugement. Cela fut dur pour moi, car chaque fois que j’étais fatiguée, je ne disais rien, je refoulais en moi-même tout le besoin que j’avais de me plaindre… C’était des amis de fortune, des intellectuels, voyageant pour occuper leurs vacances. J’ai fait avec eux une partie de mon voyage, puis je les ai quittés, pressés qu’ils étaient de rentrer pour reprendre leurs cours à l’Université.
« J’ai terminé seule la seconde partie de cette randonnée. J’ai visité de la sorte Tachkent, Samarkande, Boukhara, Khiva, descendu l’Amou Daria en bateau, traversée le Kizil-Koum, désert de sable rouge, cinq cents kilomètres à dos de chameau, pour atteindre Kazalinsk et… sauter à pieds joints par dessus les jours amers que l’on nomme retour.
« Durant tout ce voyage, mon équipement se réduisait au strict minimum. J’avais pris pour principe de n’avoir rien que je ne puisse porter moi-même. Dans mon sac alpin de modèle courant j’avais entre autres choses un primus à essence – on trouve de l’essence à volonté, tandis que l’alcool ou le pétrole font partout défaut... J’avais pensé que tous les systèmes plus ou moins étudiés pour le camping ou la montagne ne répondaient pas à une randonnée qui risquait de durer longtemps. Il me fallait des ustensiles solides, capables de résister à tous les chocs : une poêle à frire qui dépassait du sac, une casserole, un quart en aluminium, etc. Avec les vivres, cela pesait de 15 à 18 kgs, suivant le cas. Dans un sac de marin, mon sac de couchage en kapok. »
Cette énumération d’un matériel rudimentaire m’étonna quelque peu. Les difficultés qu’Ella Maillart eut à combattre en furent certainement augmentées. Habitué que je suis à étudier scrupuleusement, pièce à pièce, tous les accessoires indispensables à un camping ou un bivouac irréprochable, je comprenais difficilement que l’on osât s’aventurer avec un équipement aussi sommaire. Et les sacs de couchage en duvet d’eider, me demandais-je, et les bidons vitrifiés, et les matelas pneumatiques ?
« Comme vêtements, j’ai utilisé un pantalon de ski en serge. Caleçon de laine, chemise de flanelle, un sweater en cachemire très chaud et qui me faisait garder le sourire quand mes camarades crevaient de froid. Une jaquette wyndjak par dessus le tout et, quand j’étais à cheval, un ciré pour me protéger contre la pluie et la neige. Plus tard, j’ai utilisé une grande pelisse en peau de mouton que l’on m’avait prêtée pour traverser le Kizil-Koum. Elle pesait dix kilos environ ; avec elle il était impossible de marcher.
« J’avais basé ma nourriture sur celle des indigènes. D’abord, c’est économique, ensuite du moment que ces gens là vivent et prolifèrent aussi bien que nous, rien ne s’oppose, à l’accoutumance près, à ce que nous fassions de même. Dans le Turkestan, on se nourrit de mil. Il est réduit en farine et transformé en galettes ou simplement grillé. Les gens du pays, des nomades, ont toujours avec eux un sac de mil qu’ils arrosent avec du thé pour le ramollir ; c’est peu agréable à manger.
« J’emportais en outre avec moi deux ou trois kilos de riz, du sucre impossible à trouver, du miel, du thé, des pruneaux secs. Le pain était partout introuvable. Je devais me charger lourdement de gros pains de quatre kilos, des tours noirs, aux endroits où il s’en trouvait. »
Une question était sur mes lèvres. Ella Maillart la devança : « Le régime ? En Turkestan, tout est soviétisé. Là-bas, la culture du coton domine tout. Les kolkhozes fonctionnent. Mais je n’ai pas pu me rendre compte, les étudier suffisamment pour me former une opinion sur les résultats qu’ils obtiennent. Il faudrait se mêler à la vie des paysans, être à même de comparer leurs méthodes d’exploitation avec celles de chez nous, être maître en sciences agronomiques, pour juger avec sûreté. »
C’est un éclat de voix enjoué et sonore qui accueillit ma dernière question. « Mes projets ? Mais ils sont aussi vastes que la terre des hommes. La Chine avant tout, l’Afghanistan, l’Arabie, le Mexique m’attirent. J’irai partout où le touriste ne va pas. Pour partir, il me suffit d’un simple concours de circonstances, de la première occasion qui se présentera. »
Je prenais congé, convaincu qu’avec peu de choses, peu d’argent, on peut aller loin et voir beaucoup. Mais qu’il faut porter en soi toute la fermeté, l’énergie, la passion du voyage. Ce qui m’avait surpris le plus et enthousiasmé à la fois, c’est que j’avais trouvé précisément chez une jeune fille ce qui manque à la plupart des hommes : une libération totale par l’esprit et par le fait d’obligations que l’on se crée, une rupture voulue et raisonnée de liens qui nous attachent à une vie étroite et mesquine, une foi intense, une conviction sûre dans la force de notre audace, conditions de notre succès.
© Jean Triol, 1934