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Article de Rodo Mahert, Tribune de Genève, 28-30 mars 1937

Une Genevoise dans la Chine inconnue:
Ella Maillart, voyageuse écrivain et journaliste

Assurément, il n’existe rien d’aussi inadéquat au personnage que le décor dans lequel on peut rencontrer chez elle, à Genève, Mlle Ella Maillart, qui vient de rentrer de la Chine lointaine et mystérieuse, d’accomplir un long et rude voyage dont peu d’hommes aurait le courage, de publier en conséquence un gros bouquin qu’on dévore comme un roman et de s’imposer enfin, toute jeune encore, à l’attention du grand public et des géographes à la fois.

 

Rien ici ne marque cette renommée soudaine et légitime, rien non plus évoque les randonnées hasardeuse et les dangers des voyages en terres interdites et plus ou moins connues, et l’on admire déjà que cette jeune femme, élancée, flexible et musclée, au visage bronzé et au regard clair et droit, au rire spontané et aux réponses directes, on admire déjà que Mlle Ella Maillart, « sportswoman » de toujours, ait fondé, à Genève, un club de hockey qui continue de prospérer, qu’elle soit skieuse à lasser les plus valeureux de l’accompagner par monts et vaux enneigés, qu’elle joue de la voile sur le lac et sur la mer jusqu’à avoir parcouru longuement la Méditerranée dans un fragile canot, ce qui n’aida apparemment pas peu à donner à la jeune fille le goût de l’aventure.

En vérité, tout cela paraît merveilleux déjà lorsqu’on considère le petit salon qui est celui de Mlle Ella Maillart, sur les calmes hauteurs de Florissant, cet étroit salon, confortable et prosaïque, un peu Directoire, un peu Empire et, pour tout le reste, le plus joliment désuet et le plus chaudement bourgeois du monde, avec sa bonne grosse pendule neuchâteloise, ses tableaux reflétant de sûrs paysages de chez nous et des fleurs de nos champs, reproduisant la classique « Leçon d’anatomie » de Rembrandt ou faisant évoluer, dans de tendres feuillages, de grassouillets amours à la Boucher.

 

Chine, Tibet, Himalaya, que pourraient vos promesses et vos appels tentateurs contre une si bonne réalité, sécurité si bien bourgeoise, « luxe, calme… et satiété » ? E pur si muove… et la rieuse habitante de ces lieux a trouvé son bonheur à parcourir la « machine ronde ».

 

- N’exagérons rien, coupe Mlle Ella Maillart, qui n’abuse pas plus de la modestie qu’elle ne se vante ; je me contente parfois d’aller tout bonnement à Garmisch, à Innsbruck ou, même, à Chamonix.

- En mission, pour autant.

- De reporter sportif, eh oui.

- Pour le Petit Parisien, c’est vrai.

- Pour la Tribune de Genève aussi, si vous le voulez bien, et pour quelques autres journaux.

- Ce qui ne vous empêche point d’écrire des livres, et même de gros livres. Vous en êtes au troisième, je crois. Le premier étant Parmi la jeunesse russe.

- Résultat d’un séjour de six mois en Russie, où je suis retournée plus tard, pour ensuite gagner le Turkestan, errer autour de la mer Aral, frôler la frontière de Chine et étudier enfin les effets de la « soviétisation » sur les indigènes.

- Ce qui nous valut Des Monts célestes aux Sables rouges.

- De deux, en effet.

- De trois, c’est le livre actuel, Oasis interdites, que vous avec écrit…

- Entièrement au retour.

- Et durant le voyage même ?

- Je ne pouvais que prendre des notes et tirer les photographies qui illustrent l’ouvrage.

- Outre cet ouvrage, vous avez fait paraître des articles sur le sujet, je pense.

- Treize articles en tout et pour tout, au Petit Parisien.

- Candide aussi n’a-t-il pas publié, d’une semaine à l’autre, votre livre avant qu’il fût en librairie ?

- Ne confondons pas. Candide a donné d’amples extraits de mon ouvrage, mais des extraits seulement, grappillés dirais-je, au hasard du manuscrit, et dépouillés des considérations que je développais en marge de l’aventure même. Le livre est tout autre chose, je vous assure, et ce qu’on en a lu préalablement, au gré des feuilles et des semaines, n’en saurait guère donner une idée juste.

- Traduira-t-on en anglais cet ouvrage, ainsi que le précédent ?

- Dans un mois, le livre paraîtra à Londres.

- Cependant, outre ce livre et les articles votre voyage vous a aussi donné matière à conférences, je crois ?

- Oui, et à peu près dès mon retour en Europe. C’est en décembre 1935 que j’ai donné la première de ces conférences à Genève ; j’en ai fait ailleurs ensuite, notamment, durant deux mois, en Angleterre.

- En particulier, je sais, à la Société royale de géographie, qui vous a décerné un prix.

- Oh !

- Rassurez-vous, je ne le répéterai pas, et non plus que vous avez également parlé, à Paris, à la Société de géographie, mais, dites-moi, ce dernier voyage a dû être le plus long, j’imagine, de ceux que vous avec entrepris jusqu’ici.

- En effet, de Pékin aux Indes, à travers toute la Chine, il a duré de février à octobre 1935, c’est-à-dire huit mois.

- Pendant lesquels il a dû vous arriver de n’avoir plus aucune liaison, postale ou autre, avec le reste du monde.

- Pendant lesquels, de fin février à septembre, je n’ai plus rien su, en effet, absolument rien de ce qui se passait ailleurs qu’à l’endroit perdu où je me trouvais.

- Et, pour gagner cet endroit perdu, vous étiez tout droit partie de Genève ?

- Pas tout à fait : l’idée du voyage m’est venue au terme d’un séjour de trois mois, pour le compte du Petit Parisien, au Mandchoukouo, où je me suis trouvée durant l’hiver et par un froid allant jusqu’à 35° au-dessous de zéro. Vous voyez que je n’avais plus à craindre les froids, moindres quoique très vifs parfois, de l’Asie centrale…

- … qui a bien dû vous réserver d’autres dangers.

- Le plus gros de ces dangers est tout simplement celui de l’anarchie consécutive aux rébellions et aux guerres civiles.

- Ce n’est déjà pas si mal !

- De fait, on n’est jamais très sûr, lorsqu’on quitte une province momentanément paisible, qu’on ne trouvera pas la guerre dans la province suivante et qu’il ne faudra pas rebrousser chemin. Il s’agit de jouer sa chance, en somme, et de tâcher de passer entre deux guerres ou deux révoltes, après de laborieux pourparlers.

- Il y a bien un peu de brigands aussi, par là bas ?

- Il y en a même beaucoup, selon les endroits, mais, en général, ce sont des gens intelligents.

- C’est-à-dire ?

- Qu’on peut traiter avec eux et qu’ils ne s’en prennent guère qu’à ceux dont les parents, les amis ou les supérieurs peuvent payer la grosse rançon. En bref, pour ce qui me concerne, je n’ai couru aucun danger dont je me puisse rendre compte en tout cas.

- Vous vous êtes donc bien entendue avec les indigènes, au fur et à mesure que vous les approchiez ?

- Admirablement bien.

- Saviez-vous leur langue ?

- On parvient, avec le temps, à se faire un petit-nègre, dans lequel il entre l’essentiel du vocabulaire local, beaucoup de gestes, pas mal d’anglais…

- …que vous parlez fort bien, je sais…

- …et davantage de russe, que je possède considérablement moins bien.

- L’anglais ne serait-il pas plus utile que le russe, en Chine ?

- Dans les grandes villes, oui, mais, plus on avance à l’intérieur de cet immense pays, dans ce qui est véritablement le bled, l’anglais devient inconnu et l’en entend de langue européenne que la russe.

- Curieux !

 

- Et non, car les réfugiés russes, très nombreux là-bas, sont souvent les seuls Blancs dans de vastes espaces, et c’est forcément leur langue qui s’est plus ou moins bien propagée.

- Lorsqu’on considère l’ensemble de vos travaux, on arrive à la conclusion que vous vous êtes spécialisée dans les questions asiatiques.

- Spécialisée n’est pas le mot, et c’est le monde entier que je voudrais parcourir pour y recenser, en quelques sortes, et y étudier les forces éparses et éveillées. Il est vrai, pourtant, que, depuis une dizaine d’années, je veux dire depuis que j’ai pu m’intéresser à autre chose que les jeux ou le sport, c’est de l’Asie, comme chacun, que j’ai entendu surtout parler. Aucun autre continent, hors le nôtre, n’est pareillement effervescent, à cette heure, et ne pose des problèmes aussi passionnants, divers et angoissants même parfois. Et puis, il y avait, pour m’attirer là-bas, une aspiration personnelle et toute naturelle à l’équilibre, et le désir, dès lors, d’aller voir si les nomades de ces terres ingrates, n’ayant rien changé à leur façon de vivre depuis des siècles, sont plus heureux que nous de jouir de bien moins de confort mais autrement de plus de liberté. Enfin, il y a, pour me rappeler désormais en Asie, que je me suis peu à peu approchée de ce continent, dont on ne saurait toucher les bords sans être aussitôt happée et vouloir pénétrer à l’intérieur des pays entrevus.

- De fait, l’Asie doit poser à celui qui la parcourt les plus attachants problèmes.

- Eugénisme, émancipation des Jaunes, entente des peuples et des races, ou guerre implacable entre eux, conflit grandissant des Jaunes réveillés et des Blancs, répercussions des divergences européennes et mêmes intercontinentales, telle est en vrac et en bref la question multiple et inquiétante de l’Asie. De toute façon, il éclate que la prépondérance des Européens, disons mieux, des Blancs, touche, là-bas, à sa fin, et qu’il convient, de part et d’autre, de s’organiser en conséquence.

- Telle est donc la morale de votre dernier voyage ?

- De celui-là, en particulier, et de tous, en général, que les voyages dans le lointain constituent une leçon d’humilité nécessaire et permettent de se rendre compte le plus exactement possible de la réelle mesure de l’Europe, complètement indifférente pour des millions, des centaines de millions d’êtres d’autres continents, qui se passent fort bien de cette Europe, parfois même en ignorant jusqu’à l’existence, et n’en vivent pas moins, avec des passions égales aux nôtres.

- Voyager comme vous l’avez fait n’en demeure pas moins une entreprise hasardeuse.

- Il n’y aurait plus nulle part presque à redouter le hasard car les explorateurs ont ouvert partout les voies, mais, ce que les explorateurs ont fait, les hommes, en général, se sont chargés de le défaire, et la politique a reconstitué les dangers qui s’effaçaient à la surface d’une terre largement parcourue.

- Ces risques retrouvés ne seraient-ils pas pour une part dans l’attrait grandissant des voyages ?

- Je ne veux pas me prononcer sur un paradoxe, mais je pense qu’il y a deux races principales de voyageurs, en dehors de ceux qui se mettent en route uniquement pour vendre des batteries de cuisine, de l’eau de Cologne, des mitraillettes ou des gramophones. 

- Deux races principales, dites-vous ?

- Il y a les oisifs, qui tiennent avant tout à voyager confortablement et à tuer agréablement le temps au spectacle toujours divers du monde, et puis il y a ceux qui sont véritablement mariés au monde.

- Vocation alors ?

- Si vous voulez.

- Vous repartirez donc ?

- Apparemment.

- Quand ?

- Je ne sais,

- Pour aller où ?

- Je l’ignore.

- Pourtant…

- Voyez-vous, c’est encore une leçon des voyages, qu’il ne faut être présomptueux dans cette matière, moins que dans aucune autre, ne se flatter de rien et plutôt s’assurer qu’actuellement, si l’on part dans une direction, c’est dans une autre qu’on peut être contraint d’arriver.

- Je constate en tout cas que, malgré les légitimes hommages que vous avez trouvés à Londres et à Paris, c’est à Genève que vous demeurez fidèle et qu’entre deux voyages vous revenez.

- Retrouverais-je le lac à Londres, aurais-je la montagne à Paris ? Que voulez-vous, j’aime la voile, j’aime le ski, et puis… et puis enfin j’aime Genève tout court, voilà !

- Quatrième et dernière leçon des grands voyages !

            © Rodo Mahert, 1937

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