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Article d'Ella Maillart, Journal de Genève,  2 septembre 1935 

6000 km au Mandchoukouo

Il y a cinq millions de Mongols en Asie. Deux millions d'entre eux vivent au Mandchoukouo où l'Etat vient de leur donner une sorte d'autonomie en créant l'immense province mongols de Hingan, égale en superficie à la moitié de la France. Du nord au sud, de la Sibérie à Pékin, ce territoire comprend tout l'ouest du nouvel empire. 

 

Russie, Chine et Japon tour à tour, veulent à tout prix se gagner l'amitié des Mongols, raisonnant de la manière suivante: Si ces nomades ne sont pas avec moi, ils seront contre moi, car ils ne sont pas assez forts ou unis pour être neutres. D'ailleurs chacun des grands pays en cause a son épaule bien arrondie par un morceau mongol, vrai tampon destiné à amortir les chocs en cas de lutte: Mongolie extérieure au sud de l'URSS, Hingan à l'ouest du Mandchoukouo, Mongolie au nord de la Chine. Pour évoluer dans ces immenses régions désertiques, chaque puissance à besoin de l'excellente cavalerie mongole qu'elle entraîne.

 

On donne le nom de Barga à la steppe comprise au nord de la nouvelle province de Hingan. Quand on arrive de l'est où se trouve Harbin, le pays change sitôt que le Transsibérien a laissé derrière lui la chaîne des Hingan: plus une colline, plus un arbre, plus un bandit, plus une maison; seules des yourtes en feutre et l'herbe à demi cachée par la neige. Je quitte le train à Hailar, contente d'abandonner à leur triste sort des Européens ennuyés qui vont devoir passer douze jours en wagon. Je préfère le froid sec, la neige crissante et la perspective d'aller à la recherche des Mongols.

 

Dans Hailar, mi-chinoise, mi-russe avec ses maisons basses en bois, on ne rencontre pas de rickshaws dans les rues, mais des isvochtchiks cahotants et de grands chameaux attelés à des traîneaux, leurs bosses branlantes saupoudrées de neige fraîche. Depuis l'occupation et malgré le froid sibérien, les Japonais sont venus ici au nombre de 1500, avec leurs femmes, leur nourriture, leurs coutumes. C'est à eux qu'il faut s'adresser pour avoir la permission de circuler dans l'arrière pays.

 

Grâce à un mot d'introduction reçu dans la capitale, le chef de la police japonaise, après les phrases de politesse et questions d'usage, consent à nous prêter un camion, dont il faudra payer l'essence. J'en partagerai les frais avec un journaliste anglais qui s'est joint à moi. Nous avons découvert un Tatar, excellent interprètes russo-mongol. A l'heure dite, nous quittons Hailar, croisant des Mongols à bonnets pointus rouges, vêtus d'épais manteaux en mouton, serrés à la taille.

 

La frontière de l'inconnu

Fait curieux: sans nous saluer et sans qu'il en ait été question, un petit officier de la police a pris place à côté du chauffeur. Il fera le voyage avec nous, soi-disant pour rejoindre son poste à la frontière mongole-soviétique où nous allons. Notre interprète affirme que l'homme sait l'anglais… Le drapeau jaune du Mandchoukouo flotte au-dessus des baraquements de la cavalerie mongole: après avoir eu leurs longues tresses coupées, les recrues au nombre d'un millier y font un service de deux ans; on les initie à la discipline, aux bienfaits du savon, à l'art d'écrire et de lire.

 

Au nord disparaît rapidement la colline fortifiée de Hailar, zone rigoureusement interdite. On ne voit plus qu'un ciel immense et bleu, la tache blonde des herbes captant un rayon de soleil, et la neige étincelante. Nous roulons ainsi toute la journée dans la direction du Khalkha, comme se nomme la Mongolie extérieure. Personne ne sait où est la frontière. Quittant les Mongoles du Barga et galopant droit devant vous pendant 20 ou 30 kilomètres, vous rencontreriez peut-être des Mongols rouges; ils ne vous parleraient pas alors de la frontière mais vous diraient paraît-il:  Promène-toi ici tant que tu voudras, mais si j'apprends que des Russes viennent patrouiller, alors je t'avertirai, et tu devras partir au plus vite.

 

L'été dernier quatre Japonais qui prospectaient près du Buir-Nor furent enlevés par des soldats soviétiques, emprisonnés à Ourga et, beaucoup plus tard, enfin renvoyés au Japon. Voila, pensons-nous, un moyen infaillible de gagner Ourga, cette capitale inaccessible par les voies officielles; échappons à notre Japonais, roulons droit à l'ouest jusqu'à ce qu'on nous arrête. Quel beau reportage nous tenons là!

 

Le fil téléphonique que nous suivons depuis Hailar passe près d'un lac dont on exploite les dépôts de sel, puis aboutit au poste de police dont il a été question. Un mur percé d'une haute porte entoure une maisonnette en terre, ainsi qu'une grande yourte au milieu de la cour. Sur la table de bureau, un Japonais joue du grammophone devant une dizaine de Mongols, grands garçons au crânes ronds et dont le visage a une couleur de cuir rouge bien « culotté .»         « chez nous »

 

Nous comptions passer la nuit chez le chef mongol Eh Ougourda, à 4 km d'ici; mais il ne peut pas nous recevoir paraît-il, et le chauffeur vient de vider l'eau de son radiateur. Nous proposons d'aller à pied présenter nos hommages au chef, mais nos Japonais ne sont pas d'accord :  « Le sable est trop profond, vous n'avancerez pas à pied. »  « Nous reviendrons si c'est trop difficile. »  « Bien, alors nous viendrons aussi, nous venons de téléphoner, le chef nous attend... »  Contradictions bizarres. Nous partons en premier, pressant le pas afin de voir Eh Ougourda sans témoins.

 

Interview d'un chef mongol

La soirée est d'une pureté étonnante. Sur une éminence s'élève un obo, bouquet de broussailles couvertes de chiffons votifs, lieu de prière, ou emplacement marqué en souvenir d'un saint homme. La steppe, jamais tout à fait plate, est faite de longues ondulations de terre. Le toit d'un petit temple étincelle dans un repli de terrain, puis nous arrivons à la tente et la maison du chef. On nous introduit dans la chambre des hôtes, tapissée par des affiches où des Japonais, bras tendus, descendent d'un train arrêté près d'une yourte ronde entourée de moutons.

 

D'un pot en cuivre on nous verse le thé au lait, accompagné de biscuits au lait séché. Eh Ougourda, moustaches tombantes, vêtu de soie à la chinoise, nous parle de quelques 10 000 Mongols dont il n'est plus le chef guerrier aujourd'hui, mais seulement le chef civil. Il a envoyé quelques 200 hommes au service militaire, où ils ont de la peine à être obéissants et ponctuels; ils reçoivent cinq yuans par mois, ce qui est la moitié de la paie d'un Japonais du même rang. Les Mongols ont de la peine à comprendre ce que signifie le Mandchoukouo, ajoute le chef. Mais peu à peu ils apprendront qu'ils dépendent d'un empereur mandchou. Cela leur plaira - c'est la seule suzeraineté qu'ils puissent reconnaître, puisque les Mandchous descendent comme eux de Genghis Khan. Cet avènement risque même de mettre fin à d'incessantes rivalités entre de petits princes.

 

Les Mongols ne pouvaient obéir aux Chinois qu'ils ont toujours considérés comme une nation sujette, puisqu'elle avait été conquise par les Mandchous, leurs parents et alliés. Quant aux Daghors du Barga, ils jouent le rôle important d'un trait d'union; résultant d'un croisement toungouse-mandchou, ils sont d'intelligents diplomates qui remplis-saient des postes à l'ancienne cour mandchoue de Pékin. Avec un Mandchou sur le trône de Sinking, ils entrevoient à nouveau pour eux une activité politique possible. Les Mongols ont toujours fait confiance aux Daghors et continuent à leur confier leurs intérêts.

 

Au loin les lamas font résonner les grands tambours et prient pour le petit-fils du chef, né hier. C'est pourquoi nous ne pouvons pas entrer dans la yourte au-dessus de laquelle flotte la bannière du clan.

- Oui, répond le chef à ma question, il y a encore des fuyards qui s'échappent du Khalkha pendant les nuits d'orage; il semble que seuls les soldats soient heureux à Ourga. Le reste de la population est inquiet; notre race est très religieuse, et là-bas ils ne comprennent rien à la propagande matérialiste; on parle de nombreux suicides chez les jeunes. Au moment où nos deux Japonais arrivent, le chef ajoute encore qu'il est heureux que les Chinois n'aient plus le droit de s'installer dans la province de Hingan.

Lamas et nomades

Le lendemain, lorsque nos arrivons à la lamaserie de Kandjur, nous avons toujours à notre bord le Japonais qui devait rejoindre son poste. Nous jouons à cache-cache avec lui, allant d'une yourte à l'autre, rendant visite aux lamas qui vivent dans les cours des différents temples. Ils ne sont plus guère que 200; l'un d'eux revient du grand congrès religieux de Tokyo. Un autre, le plus vieux de tous, affable, sans dents, chapelet entre les doigts, assis devant son dossier peint, évoque les classiques représentations des bouddhas. Il a fait le pèlerinage de Lhassa et nous demande si nous savons où est Calcutta. Mais beaucoup d'entre eux sont sales et simples d'esprit. Doublées de mouton, leurs robes crasseuses ont toutes les couleurs rouge-foncé; ils se drapent continuellement dans leurs grandes écharpes brunes dont un pan cache leurs crânes rasés.

 

Dans une yourte, je remarque un porte-feuille moderne, en cuir, dont je ne m'explique la présence que lorsqu'un jeune Japonais arrive pour boire avec nous le thé versé dans un bol, au préalable bien léché par la langue d'un lama. Soi-disant très intéressé par l'étude des religions, ce jeune homme est ici depuis six mois comme apprenti lama. A la vérité, le Japon aimerait que quelqu'un pût un peu réformer la religion afin qu'elle ne perdit pas de son influence en Mongolie. 

 

A cause de la proximité de la frontière, les Japonais nous interdisent de rouler vers le sud-est et les monts Hingan où une ligne stratégique est en construction. Venant de Solun, cette voie ferrée est sur la route qui mène de Mongolie Intérieure en Mongolie Extérieure en contournant la dangereux désert de Gobi. Force nous est donc de faire demi-tour; nous rendons visite aux Mongols qui vivent au milieu de leurs troupeaux, et passons la nuit sous leurs tentes en feutre.

 

L'officier et son interprète nous ont enfin quittés, seul le silencieux chauffeur japonais nous accompagne. Détaché de tout en quelque sorte, il ne s'intéresse pas à la vie étrange de nos hôtes à longues tresses. Tout au plus, avec rudesse, essaie-t-il une fois de soupeser les énormes oreillères d'argent que portent les jeunes femmes. 

 

Un vieux Mongol à la figure ridée de Peau-Rouge malin a longuement essayé de comprendre ce que sont les Japonais. Ils se disent de la même race que lui, mais ne savant même pas monter à cheval !… Où est donc leur contrée appelé Japon?  - Mais, dit enfin cet homme né au centre d'un continent, ce n'est même pas un pays, le Japon : ce n'est qu'une île !…

 

        © Ella Maillart, 1934

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